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Full text of "Le régime patriarcal et le droit coutumier des Kirghiz d'après l'étude entreprise sous les auspices du gouvernement russe par général N.-I. Grodekoff"

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1.E 


REGIME   PATRIARCAL 


ET   LE 


DROIT  GOUTUMIER  DES  KIRGHIZ 


Kx trait  de  la  Revue  générale  du  droit. 


TOULOrSE.    —   IMPBIJIERIE   A.    CHArVlN   ET   FILS,    RUE  DBS    SALKNQIIKS  ,   2S. 


LE 


RÉGIME  PATRIARCAL 


ET   LE 


DROIT  COUTUMIER  DES  KIRGIllZ 


D'APRES 

L'ÉTUDE  ENTREPRISE  SOUS  LES  AUSPICES  DU  GOUVERNEMENT  RUSSE 
PAR  LE  GÉNÉRAL  N.-I.  GRODEKOFF 


PAR 


Victor  OII^GELSXEOX 

MGMBRE  CORRESPONDANT  DE  LA  SOCIÉTÉ  I.  RUSSE  ET  DE  LA  SOCIÉTÉ  R.  ÉCOSSAISE 

DE  GÉOGRAPHIE 


PARIS 

ERNEST  THORIN,   ÉDITEUR 

Liibraire  du  Collège  de  France,  de  l'École  normale  supérieure, 

des  Écoles  françaises  d'Athènes  et  de  Rome 

de  la  Société  des  Etudes  historiques 

7  ,    RUE    DE   MÉDICIS  ,    7 

1891       • 


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INTRODUCTION 


SOMMiURE   : 

Lois  de  l'évolution,  —  Phases  de  l'évolution.  —  Les  traits  caractéristiques  du 
régime  patriarcal.  —  Solidarité  des  groupes  consanguins.  —  Le  temps  anté- 
rieur à  la  formation  de  la  famille  agnatique.  —  Relâchement  des  liens  de  fa- 
mille. —  Exemples  de  la  puissance  paternelle.  —  Division  en  clans  et  en  tri- 
bus. —  Position  de  la  femme.  —  Alternatives  dans  cette  position  au  temps 
qui  précède  le  patriarcat.  —  Exogamie ,  mariage-achat.  —  La  femme  sous  le 
régime  patriarcal.  —  Le  don  matutinal.  —  Levirat,  adoption.  —  Succession, 
absence  du  testament.  —  Confusion  du  droit  pénal  et  du  droit  privé.  —  Loi 
du  talion.  —  Prix  du  sang.  —  Composition.  —  Serment,  les  jureurs.  —  Hos- 
pitalité. —  Confrérie,  usage  de  présents.  —  Culte  des  morts.  —  Lois  agraires. 
—  Avenir  des  Kirghiz. 


L'étude  du  droit  des  anciens  peuples,  de  même  que  celui  des 
peuples  barbares  qui  gardent  encore  de  nos  jours  des  institu- 
tions archaïques,  fournit  les  éléments  nécessaires  pour  expli- 
quer les  formes  actuelles  de  la  vie  sociale  des  peuples  civilisés 
ef  de  l'œuvre  du  législateur  moderne  ayant  rapport  au  droit. 
On  admet  très  généralement  de  nos  jours  que  la  vie  sociale  d'un 
groupe  humain  suit,  comme  tout  ce  qui  existe  et  se  manifeste 
dans  ce  monde,  des  lois  naturelles,  constantes  et  immuables. 
On  n'est  pas  encore  parvenu  à  dégager  ces  lois  d'une  manière 
satisfaisante,  mais  on  a  réussi  à  en  saisir  quelques  traits  carac- 
téristiques qui  nous  permettent  déjà  d'en  présenter  une  idée 
d'ensemble  qui  paraît  être  conforme  à  la  vérité.  Cette  idée  d'en- 
semble, exposée  avec  beaucoup  de  savoir  et  de  pénétration  par 
le  philosophe  anglais  Herbert  Spencer,  s'appelle  l'évolution.  La 

I 


H  INTRODUCTION. 

vie  évolue  partout  selon  les  mêmes  lois,  et  la  vie  sociale  des 
êtres  humains ,  comme  le  reste ,  passe  par  différentes  phases 
d'évolutions,  lesquelles  permettent  d'assigner  à  tout  être  vivant, 
isolé  et  collectif,  sa  place  dans  l'échelle  d'autres  êtres  vivants 
de  même  nature  par  rapport  à  son  développement.  L'évolu- 
tion du  droit  d'un  peuple  est  une  des  manifestations  de  sa  vie 
morale,  et  elle  peut  se  trouver  soit  en  retard,  soit  en  avance 
de  révolution  du  droit  d'autres  peuples  qui  habitent  ou  qui  ont 
habité  le  globe,  mais  elle  suit  au  fond  la  même  route,  celle  de 
la  civilisation.  Toutes  les  diversités  apparentes  dans  la  manifes- 
tation du  droit  se  réduisent  ainsi  aux  différences  dans  le  degré 
ou  dans  la  phase  du  développement.  —  Identité  dans  la  na- 
ture, différence  dans  le  développement.  —  Il  serait  difBcile  de 
déterminer  d'une  manière  exacte  ce  que  c'est  qu'une  phase 
dans  l'évolution  d'un  peuple,  parce  que,  à  proprement  parler, 
il  n'y  a  pas  d'arrêt  dans  la  marche  de  l'évolution,  il  n'y  a  pas 
non  plus  de  limites  tranchées  dans  la  progression  d'une  vie. 
11  n'est  pas  impossible  cependant  de  diviser  l'histoire  de  la 
société  humaine  d'une  manière  approximative  en  vue  de  dis- 
tinguer, pour  les  convenances  de  notre  intelligence,  telle  ou 
telle  époque  comme  marquant  une  phase  particulière  dans 
l'évolution.  C'est  ainsi,  par  exemple,  que  nous  pourrions  parler, 
avec  Herbert  Spencer,  des  sociétés  simples,  des  sociétés  com- 
posées à  divers  degrés,  ou  bien  des  sociétés  du  type  militant 
ou  du  type  industriel  comme  répondant  à  une  certaine  phase 
dans  l'évolution  de  toute  société  humaine. 

Dans  notre  cas,  où  il  s'agit  de  l'étude  du  droit  coutumier  des 
Kirghiz,  nous  voudrions  aussi  disposer  notre  sujet,  pour  en 
comprendre  mieux  la  valeur,  de  manière  à  en  faire  une  manifes- 
tation particulière  d'une  phase  dans  l'évolution  de  l'idée  du  droit, 
commune  à  bien  d'autres  peuples  indépendamment  des  Kirghiz. 
En  indiquant  les  traits  caractéristiques  de  cette  phase  d'évolution, 
commune  à  bien  des  peuples  qui  ont  vécu  longtemps  avant  les 
Kirghiz  ou  qui  leur  sont  contemporains,  il  nous  serait  plus 
facile  d'attirer  l'attention  du  lecteur  sur  le  droit  coutumier  par- 
ticulier dont  nous  allons  nous  occuper.  En  relevant  ce  qu'il  y 


INTRODUCTION.  III 

a  de  commun  dans  le  droit  des  Kirghiz  avec  celui  d'autres  na- 
tions du  même  âge  sociologique,  nous  associerons  ces  Kirghiz 
à  la  vie  de  tous  les  autres  peuples,  sans  perdre  de  vue  ce  qui 
appartient  en  propre  à  cette  nation.  Appelons  donc,  pour  ne 
pas  chercher  longtemps  les  mots,  cette  phase  de  l'évolution 
sociale  dans  laquelle  se  trouvent  actuellement  les  Kirghis,  la 
phase  patriarcale,  comme  répondant  le  mieux  à  l'idée  qu'on 
s'est  faite  généralement  de  la  vie  patriarcale. 

Le  régime  patriarcal ,  loin  d'être  le  début  de  la  vie  sociale , 
en  représente  seulement  un  degré  qui  ne  pouvait  être  atteint 
qu'à  la  suite  de  siècles  nombreux  d'évolution  sociale  antérieure. 
En  effet ,  c'est  le  troisième  grand  cycle  de  l'humanité ,  dont  le 
quatrième  est  celui  de  l'individuahsme  dont  nous  sommes  les 
représentants.  Au  début,  il  n'y  avait  ni  liens  du  sang,  ni  ceux 
d'aucune  autre  nature  permanente.  C'était  la  promiscuité ,  le 
communisme  et  le  coït  public  (i). 

L'état  misérable  de  l'homme  s'alliait,  dans  cette  société  pri- 
mitive, avec  le  plus  grand  abaissement  de  la  femme  :  les 
hommes  ne  reconnaissaient  qu'un  seul  père,  Tupo?  (taureau),  ou 
tyran  qui  avait  un  monopole  des  femmes,  et  la  femme  était 
obligée  de  subir,  sans  volonté  propre,  les  désirs  du  premier 
venu.  Ensuite  est  venu  l'âge  de  la  gynaicocratie,  oîi  la  femme 
est  deveùue  un  véritable  tyran  d'hommes,  et  où  ces  derniers 
sont  tombés  dans  une  dépendance  abjecte  (2). 

Dans  cet  état  social ,  la  femme  regardait  ses  divers  maris 
comme  autant  d'esclaves  subjugués  par  ses  charmes.  Le  père 
n'avait  aucun  droit  sur  ses  enfants,  qui ,  du  reste,  ne  ie  con- 
naissaient pas,  et  les  femmes,  comme  s'exprime  le  voyageur 


(1)  Hérodote  s'exprime,  au  sujet  des  Massagètes,  en  ces  termes  :  «  Semblable 
à  l'animal,  il  satisfait  aux  penchants  de  ses  instincts  aux  yeux  de  tout  le  monde, 
sans  cohabitation  constante  avec  la  même  femme.  »  Strabo,  Zenobius  ,  Xéno- 
phon  portent  le  même  témoignage  à  l'égard  d'autres  peuples  —  Mosynoicen  , 
Aethiopien,  Auser,  Troglodites,  etc. 

(2)  La  gynaicocratie  régnait  dans  l'ancienne  Egypte,  à  Sumatra,  chez  les  indi- 
gènes de  l'Amérique,  chez  les  Naïrs  du  Malabar;  elle  règne  encore  chez  les 
Liraboos  de  l'Inde,  chez  quelques  Australiens,  les  Peaux-Kouges,  les  Tamils, 
dans  le  royaume  de  Bine,  en  Afrique,  etc.  (Das  Mutlerreclit,  par  Backofen.) 


IV  INTRODUCTION. 

huiigrois  Magyar,  en  parlant  du  royaume  de  Bihé,  devenaient 
de  véritables  despotes  (1). 

Le  troisième  âge  sociologique,  amené  enfin  par  l'abus  de  pou- 
voir de  la  part  des  femmes,  est  l'âge  patriarcal  dont  nous  vou- 
lons nous  occuper  spécialement.  C'est  le  mariage  avec  la 
reconnaissance  des  droits  du  père ,  et  la  succession  dans  la 
lignée  paternelle.  C'est  encore  le  lien  du  sang  qui  maintient  la 
société,  bien  que  ce  lien,  qui  suppose  une  présomption,  ressorte 
déjà  d'un  principe  civil.  L'âge  moderne,  qui  fait  suite  au 
patriarcat,  ne  reconnaît  plus  le  lien  du  sang  comme  base  de  la 
société,  et  il  y  substitue  un  principe  nouveau,  celui  du  droit 
de  l'homme  individuel,  et  celui  de  la  nationalité  politique  fondée 
sur  la  conquête,  le  mariage  des  souverains  et  l'affinité  des  ra- 
ces. Le  cycle  de  l'évolution  à  venir  serait  peut-être  l'étouffement 
de  l'individu  au  nom  d'un  principe  nouveau,  le  socialisme. 

Le  peuple  plonge  ses  racines  dans  le  passé,  tout  comme  il 
étend  ses  branches  dans  l'avenir.  Etant  parvenus  à  constituer 
le  type  de  la  société  patriarcale;  les  Kirghiz  ne  se  sont  pas 
dépouillés  entièrement  des  influences  de  leur  état  antérieur, 
c'est-à-dire  avant  que  la  puissance  du  père  de  la  famille  agna- 
tique  ait  pu  s'établir  définitivement.  De  même,  tout  en  restant 
très  fidèles  à  l'organisation  patriarcale  de  leur  monde,  les 
Kirghiz  de  nos  jours  ne  peuvent  plus  se  soustraire  aux 
influences  nombreuses  qui  jurent  avec  l'esprit  du  patriarcat. 
Aussi,  dans  notre  étude  sur  les  Kirghiz,  voulons-nous  relever 
quelques-unes  de  leurs  institutions  qui  nous  paraissent  provenir 
de  l'âge  du  matriarcat,  ainsi  que  celles  qui  portent  l'empreinte 
de  l'esprit  moderne.  Nous  essayerons  ici  de  grouper,  dans  un 
tableau  d'ensemble,  les  traits  caractérisliques  des  institutions 
qui  répondent  généralement  à  l'état  patriarcal  d'une  organisa- 
tion sociale,  quels  qu'en  soient  la  nation,  la  race  et  le  miUeu. 
L'étude  de  la  vie  patriarcale  nous  fera  faire  un  grand  pas  dans 
l'étude  du  droit  particulier,  qui  est  le  sujet  de  ce  travail.  Les 
sociétés  patriarcales,  comme  on  en  trouve  encore  dans  toutes 

(1)  L.  Magyar,  Reise  in  sud  Afrika. 


INTRODUCTION.  V 

les  parties  du  monde,  à  l'exception  de  l'Europe  civilisée  (1),  et 
comme  il  y  en  avait  en  Europe  avant  la  fondation  des  grands 
Etats  fortement  centralisés,  se  ressemblent  toutes,  plus  ou 
moins,  par  les  points  suivants  : 

1.  La  solidarité  ou  l'esprit  de  mutualité  de  la  famille  basée 
sur  l'autorité  paternelle. 

2.  La  division  en  groupes  consanguins. 

3.  Position  inférieure  de  la  femme  et  institution  du  mariage- 
achat. 

4.  Grand  rôle  de  l'adoption  et  levirat  plus  ou  moins  étendu. 

5.  Le  mode  de  succession. 

6.  La  loi  du  talion. 

7.  Régime  de  composition. 

8.  Grand  rôle  du  serment. 

9.  Respect  pour  l'hospitalité  et  les  liens  de  confrérie. 

10.  Grand  usage  des  présents. 

Tous  ces  points  que  nous  allons  étudier  chez  les  Kirgbiz  sont 
propres  à  un  grand  nombre  de  nations  qui  ont  été  ou  qui  sont 
encore  dans  cette  phase  d'évolution  sociale  qui  est  caractérisée 
par  la  forte  organisation  de  la  tribu  et  de  la  famille  sur  la  base 
patriarcale,  faible  cohésion  de  la  nation  et  de  la  vie  pastorale 
nomade  ou  demi-sédentaire.  Il  est  intéressant  d'étudier  sépa- 
rément chacune  des  particularités  énumérées  plus  haut  comme 
pouvant  servir  de  trait  d'union  entre  tous  les  peuples  parvenus 
à  un  certain  âge  de  développement.  Nous  sommes  bien  loin  de 
vouloir  faire  ici  une  énumération  complète  de  toutes  les  nations 
soumises  au  régime  patriarcal,  qui  ont  gardé  ou  qui  gardent 
encore  dans  leurs  institutions  les  traits  caractéristiques  que  nous 
venons  d'énoncer;  mais,  afin  de  rendre  évidente  la  commu- 
nauté des  coutumes  Kirgbiz  avec  le  droit  des  peuples  les  plus 
divers  dispersés  sur  tous  les  points  du  globe,  nous  voulons 
glaner  par  ci  par  là  les  faits  qui  nous  semblent  de  nature  à 
prouver  notre  thèse. 


(1)  La  principauté  de  Monténégro  a  été  gouvernée  patriarcalement  jusqu'à 
l'introduction  récente  du  code  de  Bogisic. 


VI  INTRODUCTION. 

Il  est  évident,  du  reste,  qu'entre  des  institutions  de  différentes 
nations  il  ne  peufpas  y  avoir  identité  complète;  toute  nation, 
quelque  barbare  qu'elle  soit ,  est  une  personnalité  à  traits  dis- 
tincts ,  et  quelque  rapprochées  que  soient  ses  institutions  de 
celle  d'une  autre,  elle  garde  toujours  son  cachet  particulier.  Il 
importe  aussi  de  remarquer  que  le  droit  coutumier,  par  lequel 
ont  commencé  tous  les  peuples  et  que  nous  allons  étudier  chez 
les  Kirghiz,  a  été  vicié  et  profondément  modifié  chez  la  grande 
majorité  des  nations  qui  ont  existé  ou  qui  existent  encore ,  et 
que  la  loi  écrite,  loin  d'être  une  expression  fidèle  du  droit  cou- 
tumier, en  est  souvent  une  modification  ou  une  correction  faite 
par  le  législateur,  revêtu  d'une  autorité  divine,  dans  un  but 
spécial.  Une  loi  écrite,  d'un  autre  côté,  ne  saurait  être  acceptée 
par  une  nation  si  elle  n'est  pas  conforme  à  l'esprit  des  institu- 
tions nées  de  la  coutume. 

Pour  assigner  aux  Kirghiz  leur  place  dans  l'évolution  sociale, 
nous  aurions  voulu  ,  de  préférence  aux  lois  écrites  ,  tirer  du 
droit  coutumier  d'autres  peuples  les  institutions  patriarcales 
qui  se  retrouvent  dans  la  coutume  Kirghiz  ;  mais,  d'abord,  il 
ne  reste  que  très  peu  de  nations  non  encore  gouvernées  par  des 
lois  écrites,  et,  en  outre,  ces  nations,  ou  plutôt  peuplades,  sont 
peu  connues;  puis,  ce  n'est  que  par  les  lois  codifiées  qu'on 
peut  savoir  quelque  chose  du  droit  des  peuples  anciens  dont 
quelques-uns  ont  disparu,  tandis  que  d'autres  ont  fondé  la 
civilisation  moderne.  Au  nombre  des  lois  écrites  où  il  y  a  le 
plus  de  chances  de  retrouver  les  institutions  ayant  conservé  un 
cachet  patriarcal,  il  faut  considérer  surtout  les  deux  grandes 
législations  aryennes  :  attique  et  romaine,  ensuite  les  deux 
grandes  législations  sémitiques  :  juive  et  musulmane ,  bien 
qu'elles  soient  plutôt  du  domaine  de  la  religion.  Il  est  égale- 
ment nécessaire  de  consulter  les  lois  dites  des  Barbares,  et  pour 
le  droit  des  peuples  du  Caucase,  le  Gode  géorgien,  composé 
en  1723.  Quant  à  ces  lois  très  anciennes  qui  ont  régi  la  vie 
sociale  en  Egypte ,  dans  les  Indes  (lois  de  Manou) ,  en  Chine 
(lois  de  Confucius),  en  Perse  (Zend-Avesta),  etc.,  il  faut  se  rap- 
peler qu'elles  concernent  des  peuples  jouissant  d'une  civilisa- 


INTRODUCTION.  VU 

tien  de  beaucoup  supérieure  à  celle  des  Kirghiz  nomades  (1). 
Dans  notre  cas,  il  est  plus  important  de  consulter,  dans  la 
recherche  des  institutions  patriarcales,  les  nombreux  recueils 
et  les  études  sur  les  mœurs  et  les  coutumes  des  sociétés  pri- 
mitives en  Amérique,  en  Afrique,  en  Asie  et  en  Australie. 
Malgré  des  points  très  nombreux  qui  restent  encore  obscurs 
dans  la  vie  sociale  de  ces  sociétés  sauvages,  il  est  juste  de  se 
rappeler  qu'ils  ont  été  et  continuent  à  être  l'objet  des  études 
approfondies  des  savants  et  des  juristes,  comme  par  exemple, 
pour  ne  citer  que  quelques  noms  au  hasard,  Lubbock  (2),  Sumner 
Maine  (3) ,  Mac-Lennan  (4) ,  Morgan  (5) ,  D'  Backofen  (6) ,  Jules 
Soury  (7),  Schmidt  (8),  Tylor  (9),  Duveyrier  (10),  Munzinger  (11), 
Livingstone  (12),  Gameron  (13),  Maspero  (14),  Gasali  (15),  Ko- 
valensky  (16),  Dareste,  Bogisié,  Starcké  (17),  etc.,  etc. 

On  conçoit  que,  pour  rendre  justice  à  chacune  de  ces  nom- 
breuses sources  dans  Tétude  des  institutions  comparées  propres 
à  l'état  patriarcal,  il  faudrait  une  œuvre  à  part,  et  une  érudi- 
tion à  laquelle  l'auteur  de  cette  monographie  ne  peut  pas  pré- 
tendre ;  aussi  ne  faudra-t-il  chercher,  dans  les  lignes  qui  vont 


(1)  Les  recherches  récentes  des  égyptologues  ont  amené ,  du  reste,  de  très 
importantes  découvertes,  bien  propres  à  jeter  la  lumière  même  sur  l'âge  qui  a 
précédé  le  patriarcat,  quand  la  femme  était  seule  maîtresse  des  biens  et  direc- 
trice des  propriétés. 

(2)  Histoire  de  la  civilisation,  et  autres. 

(3)  Early  history  of  Institutions.  Primitive  Marr.,  Edinburgh,  1865,  et  autres. 

(4)  Studies  in  anc.  history.  Londres,  1876. 

(5)  Ancient  society.  Washington,  1871. 

(6)  Das  Mutterrecht,  Stuttgart,  1861  et  autres. 

(7)  Sur  les  religions,  arts  et  civilisation  de  l'Asie  antérieure  et  de  la  Grèce. 
Paris,  1877. 

(8)  lus  primae  Noctis.  Fribourg  in  Breisgau,  1881. 

(9)  Early  history  of  man. 

(10)  Les  Touaregs  du  Nord.  Paris,  1864. 

(11)  Ost  afrihanische  Studien.  Schaffouse,  1864. 

(12)  Missionary  travels.  Londres,  1857. 

(13)  Across  Africa. 

(14)  Hist.  anc.  des  peuples  de  l'Orient.  Paris,  1875. 

(15)  Les  Bassoutos.  Paris,  1859. 

(16)  Coutumes  contemporaines  et  loi  primitive  1886  (Journ.  des  savants, 
mars-avril  1887). 

(17)  Die  primitive  Familie  in  ihrer  Entstehung  x'i.  Entwichelung .  Leipzig, 
1888  (apprécié  par  Dargun  dans  Deutsche  Litteratur  Zeitung  du  8  fév.  1890). 


yjj,  INTRODUCTION. 

suivre,  qu'un  rapprochement  bien  incomplet  des  institutions 
propres  aux  Kirghiz  avec  celles  des  différentes  nations  qui  ont 
passé  ou  qui  passent  par  le  même  âge  sociologique.  Il  importe 
aussi  de  se  rappeler  qu'il  n'est  pas  indispensable  qu'une  société 
soit  à  l'état  patriarcal  pour  garder  plusieurs  institutions  qui  sont 
propres  à  cette  phase  de  l'évolution,  —  les  pratiques  païennes 
ont  persisté  bien  longtemps  après  l'introduction  du  christia- 
nisme, —  aussi  ne  faudra-t-il  pas  s'étonner  si,  dans  la  recher- 
che des  institutions  propres  aux  Kirghiz,  nous  faisons  mention 
des  lois  et  des  coutumes  de  peuples  qui  ont  embrassé  depuis 
longtemps  le  principe  civil  de  l'organisation  sociale.  Il  se  peut 
même  qu'aucun  progrès  social  ne  se  dépouille  jamais  entière- 
ment des  usages  contractés  à  l'âge  d'enfance,  de  même  que 
l'éducation  ne  parvient  jamais  à  détruire  entièrement,  chez 
l'homme  mûr,  les  habitudes  bonnes  ou  mauvaises  qu'il  a  con- 
tractées en  bas  âge. 

Ceci  posé,  nous  allons  maintenant  considérer  chacun  des 
traits  particuliers  à  l'état  patriarcal. 

Solidarité  des  groupes  consanguins. 

La  solidarité  de  la  famille,  du  clan,  de  la  tribu,  d'un  groupe 
de  consanguins  en  un  mot,  forme  un  des  traits  les  plus  carac- 
téristiques d'une  société  patriarcale,  parce  que  c'est  précisé- 
ment de  cette  solidarité  que  découlent  les  droits  et  les  devoirs 
des  membres  d'une  telle  société ,  et  en  font  le  contre-pied  des 
sociétés  plus  avancées  où  règne  l'individualisme. 

Un  groupe  de  consanguins  dans  l'état  patriarcal  est  solidaire 
dans  un  sens  tout  autrement  absolu  que  dans  l'état  moderne  , 
car  cette  solidarité  va  jusqu'à  l'exclusion,  à  peu  près  entière, 
des  responsabilités  et  des  droits  individuels.  Chaque  fois  que, 
dans  un  groupe  patriarcal,  on  a  un  bénéfice  à  recueillir,  un 
devoir  à  remplir,  ou  bien  une  responsabilité  à  encourir,  c'est 
toujours  l'affaire,  non  pas  de  l'individu,  mais  de  la  famille,  du 
clan,  ou  de  la  tribu  toute  entière  dans  la  personne  de  son  chef 
ou  d'après  ses  ordres. 


INTRODUCTION.  IX 

Au  lieu  d'un  groupe  gouverné  paternellement,  à  la  fois 
famille  et  état  rudimèntaire  ,  il  y  avait,  selon  H.  Spencer,  au 
commencement,  un  agrégat  d'hommes  et  de  femmes  sans  insti- 
tutions définies,  et  dont  les  relations,  établies  uniquement  par 
la  force;  changeaient  au  gré  du  plus  fort.  S'il  en  était  ainsi,  et 
l'étude  des  mœurs  des  sociétés  sauvages  le  prouve  abondam- 
menl,  l'état  social  d'un  patriarcat  comme  celui  des  Kirghiz 
constitue  un  progrès  très  considérable  dans  le  développemen 
sociaL  La  suprématie  du  mâle  le  plus  âgé  et  la  solidarité  étroite 
de  tous  les  membres  de  la  famille  agnatique,  avec  effacement 
de  l'individu,  sont  les  traits  fondamentaux  de  l'organisation 
sociale  des  Kirghiz,  ainsi  que  de  tous  les  peuples  à  l'état 
patriarcal  (1). 

Pour  comprendre  combien  a  dû  éiie  longue  la  route  que  la 
société  primitive  «  sans  institutions  définies  »  dont  parle 
H.  Spencer,  fut  obligée  de  parcourir  pour  arriver  à  l'institution 
de  la  famille  agnatique,  ayant  le  père  pour  chef,  il  faut  s 
rappeler  que  le  sentiment  de  parenté  est  un  sentiment  cultivé, 
qui  reste  étranger  à  bien  des  peuples  sauvages  (2),  et  que, 
avant  de  connaître  le  père,  les  enfants  des  sociétés  primitives 
ne  pouvaient  connaître  que  la  mère.  Le  matriarcal  a  dû  néces- 
sairement précéder  le  patriarcat,  et  les  institutions  fondées  sur 
l'autorité  de  la  mère,  comme  chef  de  famille,  ont  dû  nécessaire- 
ment précéder  les  institutions  fondées  sur  l'autorité  paternelle. 
Les  états  antérieurs  au  patriarcat,  tels  que  :  la  promiscuité 
absolue,  les  parentés  par  couches  de  générations,  la  parenté 
par  groupe,  le  mariage  par  groupe,  la  parenté  par  les  femmes, 
et  enfin  l'institution  de  la  famille  cognatique  ayant  la  mère  pour 
chef,  et  le  frère  de  la  femme  pour  chef  de  la  famille  (matriarcat) 
ne  nous  concernent  pas  ici  directement;  nous  rappellerons  seu- 


(1)  En  Europe ,  on  a  encore  l'exemple  d'une  famille  patriarcale  en  Monté- 
négro, où  elle  est  civilement  responsable  des  crimes  et  délits  commis,  des  dom- 
mages causés  et  des  dettes  contractées  par  un  de  ses  membres. 

(2)  Les  Hawaïens,  par  exemple,  jusqu'au  siècle  dernier,  ne  se  laissaient 
arrêter  par  aucune  considération  de  parenté  :  les  frères  et  sœurs  s'épousaient 
sans  entraves.  Morgan,  Ancienl  society,  p.  415. 


X  INTRODUCTION. 

lement  que  ces  états  antérieurs  ne  manquent  jamais  d'exercer 
une  influence  postérieure. 

La  famille  patriarcale  est  d'abord  très  nombreuse,  mais  elle 
ne  tarde  pas  à  se  démembrer  partout  où  l'existence  paisible 
devient  plus  assurée.  Avec  la  dispersion  de  la  famille  diminue 
naturellement  l'autorité  paternelle,  le  chef  de  la  famille  se  trou- 
vant être  plus  jeune  et  ayant  moins  d'hommes  et  de  femmes 
sous  son  commandement.  La  question  longtemps  controversée 
de  savoir  si  la  famille  est  antérieure  ou  postérieure  à  la  forma- 
tion des  premiers  groupes  humains  semble  définitivement  ré- 
solue en  faveur  de  l'opinion  si  bien  développée  et  soutenue  par 
le  D'  Bachofen  dans  son  œuvre  Das  Mutterrecht  (1).  La  société 
primitive  n'a  pas  débuté  par  la  famille,  et  la  fondation  d'une 
première  famille,  basée  sur  la  filiation  utérine,  ne  put  avoir  eu 
lieu  qu'en  conséquence  d'un  progrès  social  considérable.  Mais, 
à  l'époque  de  la  famille  agnatique,  les  liens  de  parenté  sous 
l'autorité  du  chef  paternel  paraissent  être  très  puissants. 

La  suprématie  du  chef  de  famille,  d'abord  absolue,  comme 
c'était  encore  le  cas  dans  les  temps  modernes  chez  quelques 
tribus  montagnardes  du  Caucase,  commence  à  se  relâcher  avec 
la  désagrégation  de  la  famille  opérée  par  la  femme. 

Les  liens  de  famille  gardent  pourtant  leur  force  bien  long- 
temps après  la  dispersion,  suivie  du  mariage  et  de  l'installation 
indépendante  de  ses  jeunes  membres.  La  parenté  paternelle, 
jusqu'au  septième  et  même  huitième  degré,  est  très  estimée 
dans  les  sociétés  patriarcales.  Ces  liens  de  famille  sont  encore 
très  puissants  dans  les  sociétés  modernes  qui  sont  parvenues 
à  l'état  civil,  comme  par  exemple  chez  les  Albanais,  les  Serbes, 
les  Bulgares.  «  Le  père  garde  ses  droits  de  maître  souverain 
jusqu'à  l'âge  le  plus  avancé,  »  affirme  E.  Reclus  en  parlant  de 
la  famille  albanaise,  «  et,  tant  qu'il  existe,  tout  ce  que  gagnent 

(1)  Nous  n'ignorons  pas  que  l'hypothèse  de  Bachofen  a  soulevé  bien  des 
controverses,  mais  celles-ci  portent  presque  exclusivement  sur  son  application 
aux  temps  primitifs  chez  les  Indo-Européens  (Voir  l'article  de  M.  Delbruck 
dans  Abhandlungen  der  K.  Sachsischen  Gesellschaft  der  Wissenschaften  zu 
Leipzig.  Bd.  XI,  n«  5,  1889). 


INTRODUCTION.  XI 

ses  enfants  et  ses  petits  enfants  lui  appartient;  souvent  même 
la  communauté  familiale  n'est  point  brisée  après  sa  mort  (1).  » 

Chez  les  Tcherkesses  comme  chez  les  Lesghines,  la  puissance 
paternelle  était  illimitée;  d'après  Lullier,  chez  les  Ghapsough 
et  Natukhaje,  tribus  tcherkesses,  le  père  avait  le  droit  de  déshé- 
riter et  même  de  tuer  son  fils.  La  communauté,  ou  plutôt  la 
tribu,  avait  la  même  puissance  envers  chacun  de  ses  membres. 

D'après  la  loi  musulmane,  que  les  Kirghiz  professent  osten- 
siblement ,  les  enfants  peuvent  commettre  des  vols  au  préju- 
dice de  leurs  parents,  mais  pas  vice  versa;  donc  la  solidarité 
de  la  famille  se  trouve  relâchée  par  ce  principe,  en  comparaison 
de  ce  que  nous  voyons  encore  chez  les  Kirghiz,  où  on  n'admet 
pas  de  vol  dans  la  famille. 

Solidarité  de  famille  et  de  tribu  trouve  son  expression  dans 
le  totem  {tamga),  dont  les  Kirghiz,  ainsi  que  beaucoup  d'au- 
tres peuples  barbares,  se  servent  en  maintes  occasions,  en  guise 
d'emblème  sacré  représentant  la  tradition,  la  durée  de  la  famille, 
le  signe  de  ralliement.  On  retrouve  l'emploi  du  totem  chez  les 
Lapons  et  chez  les  peuplades  de  Sibérie,  les  Vogoules,  les  Os- 
tiaks,  les  Samoyèdes.  Les  Vogoules  tatouent  leurs  totems  de 
famille  sur  les  bras,  les  mains,  les  jambes  ;  et,  de  même  que 
les  Kirghiz  et  les  peuplades  indiennes,  ils  s'en  servent  pour 
marquer  leur  bétail,  pour  l'apposer  sur  des  documents  en  guise 
de  sceaux. 

La  division  en  clans  et  tribus. 

Avec  la  famille  fortement  constituée  sous  l'autorité  du  père, 
nous  voyons  dans  les  sociétés  patriarcales  la  division  en  groupes 
consanguins  de  plusieurs  familles ,  formant  un  clan ,  une 
lignée,  une  «  gens,  »  et  en  groupes  encore  plus  forts  qui  con- 
stituent les  tribus.  Chez  les  Kirghiz,  plusieurs  tribus  forment 
une  «  horde,  »  de  même  que,  chez  les  Peaux-Rouges,  elles 
forment  des  «  nations.  »  Aux  différentes  corporations  domes- 

(1)  Géographie  universelle,  t.  I,  p.  186. 


XII  INTRODUCTION. 

tiques  qui  ont  servi  de  base  à  la  structure  des  sociétés  an- 
ciennes, on  ajoute  encore  la  phratrie,  mais  ce  dernier  groupe, 
fondé  sur  la  filiation  utérine,  ne  subsiste  plus  dans  les  sociétés 
patriarcales  où  la  parenté  par  les  femmes  ne  joue  plus  qu'un 
rôle  secondaire.  Il  est  permis  pourtant  de  voir,  dans  l'institu- 
tion des  confréries  {atamyr  des  Kirgbiz)  qui  existe  dans  la 
société  patriarcale,  les  restes  de  la  phratrie.  La  tribu  (pleme 
des  Slaves)  est  identique  sur  tous  les  points  du  globe,  et  on  en 
a  un  bon  exemple  chez  les  Juifs,  où  les  tribus  étaient  consti- 
tuées par  des  corporations  de  parents,  localisées  en  Palestine, 
chacune  dans  un  district  déterminé. 

Le  clan  des  Kirghiz,  des  Mongols,  Jacouts,  Samoyèdes,  cor- 
respond à  la  gens  des  Grecs  et  des  Romains,  le  ghotram  de 
l'Inde,  le  thun  des  Magars  du  Népaul,  la  phis  des  Albanais,  le 
sept  irlandais,  le  bratstvo  des  Monténégrins,  le  clan  des  Ecos- 
sais. C'est  un  groupe  de  parents  portant  le  même  nom ,  ayant 
le  même  cri  de  guerre,  le  même  totem,  habitant  un  même  dis- 
trict, se  prêtant  mutuellement  secours  contre  toute  agression 
du  dehors  et  dans  les  actions  devant  la  justice,  s'interdisant 
le  mariage  entre  ses  membres ,  et  reconnaissant  quelque  an- 
cêtre commun  dans  la  septième  et  jusqu'à  la  dixième  généra- 
tion ascendante.  Sous  sa  forme  archaïque,  comme  chez  les 
Peaux-Rouges,  par  exemple,  le  clan  est  constitué  d'après  le 
principe  de  la  parenté  utérine  ;  dans  la  société  patriarcale,  au 
contraire,  le  clan,  comme  la  gens  des  Grecs  et  des  Romains, 
ne  comprend  que  le  père  et  ses  descendants  par  les  mâles. 

La  position  de  la  femme. 

La  position  réservée  à  la  femme  dans  la  société  patriarcale 
paraît  être  le  résultat  d'une  forte  réaction  contre  les  idées  et  les 
sentiments  qui  réglaient  la  position  de  la  femme  dans  l'état 
matriarcal  ou  du  temps  de  la  gynaicocratie.  A  une  époque  an- 
térieure à  l'histoire,  quand  la  filiation  dans  le  clan  se  traçait 
par  les  femmes,  l'époux  n'était  qu'un  amant  légal,  parfois  même 
un  simple  esclave,  admis  dans  la  maison  de  la  femme,  autant 


INTRODUCTION.  XIII 

pour  servir  que  pour  épouser.  Alors,  comme  c'est  encore  le  cas 
chez  les  Naïrs  du  Malabar,  la  fortune  de  la  famille  appartenait 
à  la  mère  ou  à  la  sœur  aînée  qui  dirigeait  la  famille.  La  succes- 
sion aux  biens,  aux  dignités,  se  transmettait  par  les  femmes. 
La  femme  regardait  ses  divers  maris  comme  autant  d'esclaves 
soumis  à  ses  charmes.  La  femme  mariée  pouvait  s'adjoindre 
dix  ou  douze  maris  officiels,  sans  s'interdire  pour  cela  des 
apartés  temporaires  avec  d'autres.  Les  enfants  vivaient  aux  frais 
de  la  mère  et  ne  connaissaient  pas  leur  père. 

Cet  état  privilégié  de  la  femme,  qui  du  reste  subsiste  encore 
dans  les  clans  maternels,  en  Australie  et  en  Amérique,  fut  ren- 
versé de  fond  en  comble  lors  de  cette  grande  révolution  sociale 
qui  a  établi  le  règne  de  la  famille  paternelle  et  a  amené  le 
régime  patriarcal.  La  position  de  la  femme  devient  dès  lors 
très  inférieure  à  celle  de  l'homme,  et  cet  état  d'infériorité  où 
est  placée  la  femme  a  imprimé  un  cachet  particulier  à  toutes 
les  institutions  du  régime  patriarcal. 

Avant  de  tracer  la  position  légale  de  la  femme  sous  le  régime 
patriarcal ,  il  serait  bon  peut-être  de  se  rendre  compte  de  la 
transition  de  la  filiation  utérine  à  la  filiation  par  les  mâles, 
parce  que  c'est  seulement  alors  qu'on  serait  en  état  d'apprécier 
l'état  patriarcal  comme  un  véritable  progrès. 

Le  système  de  la  parenté  par  les  femmes  porte  le  caractère 
d'une  nécessité  naturelle  :  un  enfant  ne  peut  pas  ne  pas  être  le 
fruit  de  la  femme  qui  le  met  au  monde,  mais  il  peut  être  celui 
de  tel  homme  ou  de  tel  autre.  La  maternité  est  toujours  un  fait; 
sous  le  rapport  de  la  paternité,  il  n'y  a,  au  contraire,  que  de 
la  présomption.  Il  découle  de  là  que,  si  l'organisation  des  pa- 
rentés utérines  se  présente  à  nous  comme  une  institution  de 
droit  naturel,  la  filiation  par  les  mâles  apparaît  dans  l'histoire 
comme  une  institution  de  droit  civil.  En  dernière  analyse,  cette 
institution  peut  être  ramenée  à  la  tendance  propre  aux  femmes 
comme  aux  hommes,  mais  qui  devait  se  manifester  surtout 
dans  le  sens  favorable  aux  intérêts  du  sexe  fort ,  c'est  de  res- 
treindre le  nombre  des  copropriétaires  des  objets  possédés  en 
commun.  La  tendance  des  hommes  à  s'attribuer  un  droit  tou- 


XIV  INTROCJGTION. 

jours  plus  exclusif  sur  les  femmes  et  sur  les  enfants,  favorisée 
par  un  état  social  et  économique,  de  nature  à  assurer  à  l'homme 
le  pouvoir  et  la  puissance  d'acquérir  et  de  garder  l'objet  de  ses 
convoitises,  cette  tendance  aurait  dû  être  suffisante,  selon 
Giraud-ïeulon  (1),  pour  amener  avec  le  cours  des  siècles  l'insti- 
tution de  la  famille  agnatique. 

L'atiribution  de  la  femme  à  un  seul  homme  ne  s'est  pas 
effectuée  tout  d'un  coup,  mais  par  transitions  successives  entre 
le  droit  général  de  la  communauté  et  celui  de  l'individu. 

M.  Lubbock  fait  dériver  immédiatement  de  la  pratique  du 
rapt  le  mariage  monogame.  Au  mariage  communiste  a  succédé, 
selon  lui,  le  mariage  par  capture;  mais  M.  Giraud-Teulon  con- 
teste ce  point  de  vue,  et  trouve,  avec  beaucoup  de  raison, 
l'origine  du  mariage  dans  le  développement  du  droit  de  pro- 
priété. Dans  l'ancienne  Egypte,  en  Afrique,  dans  l'Inde,  dans 
les  îles  de  la  Sonde,  le  père  a  été  souvent  obligé  d'acheter  ses 
propres  enfants,  comme  il  a  acheté  leur  mère  aux  parents  de 
celle-ci.  €  Le  jour  oîi  la  vente  lui  a  transféré  le  domaine  absolu 
de  la  femme  et  des  enfants,  »  dit  M.  Giraud-Teulon,  il  a  pu 
fonder  sa  propre  famille,  briser  les  liens  de  la  parenté  utérine, 
et  établir  la  filiation  directe  entre  lui  et  ses  fils  (2).  » 

Quoi  qu'il  en  soit ,  et  sans  entrer  dans  de  longs  développe- 
ments auxquels  se  prêterait  ce  sujet  que  nous  ne  pouvons 
qu'effleurer  ici ,  il  est  de  fait  que ,  dans  la  société  patriarcale  , 
la  femme  est  souvent  l'objet  d'achat.  Le  prix  d'achat  revient 
d'abord  au  père  de  la  famille  ou  à  celui  qui  dispose  d'une  fille 
à  marier  (frère,  oncle,  etc.),  et  c'est  seulement  beaucoup  plus 
tard  qu'une  partie  de  ce  prix  est  au  bénéfice  de  la  mariée  elle- 
même.  Selon  les  circonstances,  qu'il  y  ait  disette  ou  abondance 
de  femmes ,  on  les  achète  ou  dans  leur  propre  tribu ,  ou  bien 
on  cherche  à  en  acheter  ou  à  en  enlever  de  force  dans  les 
tribus  voisines. 

Les  Kirghiz  ont  pratiqué  longtemps  et  continuent  de  prali- 


(1)  Les  origines  du  mariage  et  de  la  famille. 

(2)  Les  origines  du  mariage,  p.  439. 


INTRODUCTION.  XV 

(juer  en  partie  jusqu'à  nos  jours  l'exogamie.  Ils  prennent 
volontiers  leurs  femmes  chez  les  Kalmucks.  Or  la  coutume  de 
l'exogamie,  telle  qu'elle  existait  primitivement,  implique,  selon 
H.  Spencer,  une  condition  excessivement  abaissée  de  la  femme, 
une  grande  brutalité  dans  la  manière  de  la  traiter,  une  absence 
complète  des  sentiments  élevés  qui  accompagnent,  dans  les 
nations  civilisées,  les  relations  entre  les  sexes.  Avec  le  maho- 
métisme,  les  Kirghiz  ont  accepté  la  polygamie,  et  ils  achè- 
tent leurs  femmes  en  nombre  proportionné  à  la  fortune  de 
l'acquéreur.  D'après  Scheri'et ,  on  ne  peut  épouser ,  par  un 
mariage  permanent,  que  quatre  femmes,  mais  il  est  licite 
d'avoir  des  concubines.  Dans  le  droit  musulman,  le  mari  a  la 
jouissance  de  tout  ce  qui  appartient  à  la  femme,  qui  ne  peut 
disposer  librement  que  d'un  tiers  de  sa  fortune.  L'achat  des 
femmes  se  rencontre  chez  un  très  grand  nombre  de  peuples 
sauvages  ou  seulement  barbares  ,  et  il  subsiste  même  dans 
quelques  pays  parvenus  à  un  état  très  avancé  de  civilisation. 
En  Chine ,  par  exemple ,  le  mariage  se  fait  sous  la  forme  de 
vente  ;  le  consentement  des  parties  contractantes  n'est  pas 
nécessaire,  parce  que  la  volonté  des  parents  suffit. 

Nous  allons  maintenant  citer  des  exemples  parmi  les  diverses 
populations  du  globe  à  l'état  patriarcal  et  qui  vivent  de  nos 
jours,  où  la  femme  est  franchement  l'objet  d'achat.  Les  Osses 
du  Caucase  achetaient  leurs  femmes  jusqu'à  1870;  selon  sa 
beauté. et  son  rang,  une  femme  était  cotée  au  prix  de  30  à 
100  bœufs.  Tout  chrétiens  qu'ils  étaient,  les  Osses  pratiquaient 
la  polygamie  avec  l'ascendance  d'une  femme  sur  ses  rivales. 
Le  prix  d'achat  se  transforma  ensuite  en  dot.  Actuellement  le 
père  doit  remettre  à  sa  fille  le  tiers  de  la  dot  reçue  pour  elle. 
Le  père  est  tenu  d'accepter  le  prix  d'achat  pour  une  fille  qui 
lui  a  été  enlevée.  . 

Chez  les  Tcherkesses  (Adyghe) ,  selon  LuUier  (i) ,  on  paye 
pour  la  fiancée  un  kalym  (le  prix  d'achat),  qui  varie  selon  son 


(1)  LuUier,  Les  institutions  et  les  coutumes  des  Chapsough  et  des  Natûhhaje 
{Bulletin  de  la  section  caucasienne  de  [a  Soc.  imp.  russe  de  géograph.,  t.  VII). 


XVI  INTRODUCTION. 

rang  (et  probablemeut  sa  beauté)  depuis  25  skha  pour  la  fille 
d'un  berger  jusqu'à  50  skha  pour  celle  d'un  prince  (1). 

Les  lakoutes  et  Bouriates  achètent  leurs  femmes  dans  les 
voyages  qu'ils  font,  tantôt  dans  une  tribu,  tantôt  dans  une 
autre;  ils  ont  même  souvent  une  famille  distincte  dans  chacun 
des  pays  qu'ils  visitent,  et  se  prêtent  à  la  vente  temporaire  de 
leurs  épouses.  Ils  cèdent  aussi  leurs  enfants  à  des  marchands 
étrangers,  et,  fréquemment,  les  orphelins  de  familles  anéanties 
par  la  faim  sont  adoptés  par  des  gens  de  tribus  étrangères  ou 
par  des  Russes  (2).  Et  cspendant  les  femmes  Bouriates  portent 
des  vêtements  brodés,  avec  ornements  en  métal,  et  les  tresses 
de  leurs  cheveux ,  ramenées  sur  la  poitrine ,  sont  entremêlées 
de  perles  de  nacre,  de  monnaies  d'or,  de  fragments  de  mala- 
chite, etc.  On  achète  la  fiancée  chez  les  Lapons  ;  seulement  le 
prix  d'achat  a  pris  ici  la  forme  de  cadeaux.  Ces  cadeaux  se 
font  à  l'adresse  des  parents  et  des  proches  de  la  fiancée,  ainsi 
qu'à  la  fiancée  elle-même  (3).  Au  surplus,  le  jeune  mari,  après 
les  formahtés  des  noces,  est  obligé  de  servir  les  parents  de  la 
jeune  femme  en  qualité  de  domestique  (4). 

Chez  les  Giliaks  ou  Kilé,  habitants  du  bas  Amour,  les  fiancées, 
achetées  par  le  père  à  l'âge  de  quatre  ou  cinq  ans,  sont  élevées 
à  côté  de  leur  futur  jusqu'à  leur  majorité  (5). 

Les  Turkmènes  achètent  également  leurs  femmes,  mais  le 
payement  de  la  dot,  consistant  autrefois  en  captifs,  était  effectué 
après  le  mariage,  lequel  était  précédé  d'un  simulacre  d'enlève- 
ment. Après  deux  ou  trois  jours  de  mariage,  la  jeune  Turk- 
mène simule  une  fuite,  et  reste  pendant  toute  une  année  chez 
ses  parents  pour  laisser  à  son  époux  le  temps  d'aller  voler  des 
hommes  (6). 

En  Afrique,  parmi  les  nègres,  la  femme  est  considérée  géné- 


(1)  La  valeur  d'un  skha  est  expliquée  plus  loin. 

(2)  Elisée  Reclus,  Géographie  universelle,  t.  VI,  p.  629. 

(3)  N.  Kharasine,  Les  Lapons  russes  (en  russe),  p.  264,  Moscou,  1890. 

(4)  Regnard,  Voyage  en  Laponie ,  p.  43. 

(5)  Elisée  Reclus,  Géographie  universelle,  t.  VI,  p.  844. 

(6)  Ibid.,  p.  436. 


INTRODUCTION.  XVII 

paiement  comme  une  marchandise  que  l'on  achète  des  parents 
pour  un  prix  quelconque  :  des  étoffes,  des  céréales,  des  bes- 
tiaux, de  la  poudre  d'or,  de  l'ivoiro,  des  plumes  d'autruche,  de 
la  gomme,  de  l'huile  de  palmier,  des  esclaves,  des  armes,  des 
ustensiles,  du  sel,  etc.  Chez  les  Belchuanas  ,  le  futur  beau- 
père  convoque  ses  parents ,  et  cherche  à  réunir  au  palaver  le 
bétail  nécessaire  pour  le  prix  d'achat  imposé  au  ûancé.  Le 
bétail  est  amené  dans  le  kral  de  la  fiancée,  où  se  rendent  le 
fiancé  et  ses  amis  pour  y  festoyer.  Après  un  délai  de  plusieurs 
semaines,  il  se  fait  un  nouveau  envoi  de  bétail  et  cela  jusqu'à 
ce  qu'on  tombe  d'accord  (l).  Acquise  à  prix  d'argent,  la  femme 
nègre  est  astreinte  au  travail  manuel,  et  l'homme  se  fait  servir  par 
elle.  On  pourrait  également  donner,  sur  l'achat  des  lemmes  en 
mariage,  de  nombreux  exemples  historiques.  Nous  ne  pouvons 
en  relever  que  quelques-uns. 

Dans  l'ancienne  Babylone ,  on  vendait  les  femmes  au  plus 
offrant,  et,  pour  que  celles  qui  étaient  laides  eussent  aussi  leurs 
maris,  on  les  offrait  avec  une  dot  provenant  des  jolies  filles. 
«  Ainsi  les  belles  dotaient  les  laides  et  les  estropiées,  »  à  ce 
que  raconte  Hérodote.  Mais  cette  loi,  «  si  sagement  éta- 
blie ,  »  nous  dit  encore  le  célèbre  historien  ,  n'a  pas  survécu 
à  la  prise  de  Babylone.  Après  que  cette  ville  eut  été  prise ,  et 
que,  maltraités  par  leurs  ennemis,  les  Babyloniens  eurent  perdu 
leurs  biens,  il  n'y  eut  plus  personne  parmi  le  peuple  qui,  se 
voyant  dans  l'indigence,  ne  prostituât  ses  filles  pour  de  l'ar- 
gent (2).  »  En  Israël  aussi  on  obtenait  les  femmes  par  voie 
d'achat.  Il  est  connu  que  Salomon  en  avait  plusieurs  centaines. 
C'est  pour  sept  ans  de  service  que  Jacob  a  obtenu  Rachel  comme 
femme,  et  c'est  également  pour  prix  de  son  service  qu'il  a  eu 
Léa  (Genèse,  XXIX,  18-27). 

Le  mariage-achat  crée  à  la  femme  une  position  bien  in 
férieure  à  celle  de  son  époux  et  maître.  Aussi  le  sort  de  la 
femme,  dans  une  société  patriarcale,  n'est-il  pas  enviable.  La 


(1)  B.  Hartmann,  Les  peuples  de  l'Afrique,  p.  153. 

(2)  J.  Le  Bon,  Les  premières  cimlisations ,  p.  548.  Paris,  1887, 

II 


XVIII  INTRODUCTION. 

femme  est  toujours  serve,  elle  est  donnée  en  mariage  au  plus 
offrant,  elle  peine  à  tous  les  travaux  domestiques  les  plus 
rudes,  et,  en  guise  de  récompense,  elle  a  souvent  à  es- 
suyer les  mauvais  traitements  et  même  les  coups  de  son 
seigneur  et  maître,  qui  peut  la  mettre  à  la  porte  sous  le  moin- 
dre prétexte. 

Chez  les  Ghapsough  et  les  Natùkhaje  (tribus  tcherkesses),  le 
mari  punissait  lui-même  sa  femme  pour  cause  d'infidélité  en 
lui  coupant  le  bout  du  nez.  Gbez  les  Khevsoures  et  les  Pcbaves 
(tribus  géorgiennes) ,  les  femmes  doivent  accoucher  dans  une 
tanière  écartée,  sans  l'aide  de  personne.  On  pourrait  multiplier 
ces  exemples  à  l'infini.  Avec  les  progrès  graduels  de  la  société, 
le  prix  d'achat  se  transforme  en  dot  payée  par  le  mari,  comme 
par  exemple  cela  eut  lieu  chez  les  peuples  de  race  germanique 
à  la  période  peu  avancée  de  la  législation  (V-VP  siècles).  Le 
don  matutinal  (Morgengabe,  Mehr)  correspond  exactement  à  un 
prix  d'achat,  et,  comme  celui-ci,  il  est  soumis  aux  mêmes 
règles  en  ce  qui  concerne  son  caractère  obligatoire  et  rédhibi- 
toire.  Ici ,  comme  dans  la  vente ,  nous  retrouvons  l'idée  d'une 
aliénation.  Gomme  le  don  matutinal  devient  la  propriété  de  la 
femme,  sa  position,  sous  ce  régime,  subit  une  améhoration 
notable  en  comparaison  de  ce  qu'elle  est  encore  chez  les  Kir- 
ghiz,  où  le  père  ou  le  plus  proche  parent  bénéficie  seul  du 
prix  d'achat  de  la  femme.  L'évolution  dans  le  sens  favorable 
à  la  femme  commence  pourtant  à  se  produire  chez  ces  ber- 
gers. 

Pour  terminer  avec  ce  sujet,  il  est  curieux  de  noter  le  trai- 
tement que  subissent  chez  les  Kirghiz  des  entremetteurs.  — 
Les  entremetteurs  en  mariage  sont  fort  maltraités  chez  les 
Kirghiz  ainsi  que  chez  plusieurs  autres  peuples,  par  exemple 
les  Arméniens.  Pendant  les  noces,  les  jeunes  filles  et  les  jeu- 
nes femmes  mariées  les  tracassent  de  toutes  les  manières.  On  les 
déshabille  entièrement  et  on  les  traîne  dans  le  camp  une  corde 
au  cou  ,f  pour  les  exposer  à  la  risée  de  la  populace  ;  on  pousse 
même  très  loin  ces  mauvaises  plaisanteries,  et  on  rapporte  des 
cas  où  les  pauvres  victimes  ne  sortaient  pas  vivantes  des  mains 


INTRODUCTION.  XIX 

de  leurs  bourreaux.   Chez  les  Arméniens,  ce  sont  les  garçons 
de  noce  qui  sont  maltraités  (1). 

Uadoption. 

Le  désir  de  fortifier  la  famille  et  d'en  assurer  la  perpétuité 
étant  la  plus  grande  préoccupation  des  peuples  à  l'état  patriar- 
cal, on  devait  de  bonne  heure  en  chercher  la  réalisation  par  la 
voie  d'adoplion  dans  le  cas  de  stérilité  de  la  femme.  Nous  en 
trouvons  la  preuve  chez  bien  des  peuplades  barbares  dans  tou- 
tes les  parties  du  monde,  et  même  chez  quelques  peuples  an- 
ciens policés. 

L'adoption  des  enfants  mâles  jouissait  d'une  grande  faveur 
chez  les  Hindous  ;  d'après  les  lois  de  Manou ,  l'âme  ne  peut 
être  sauvée  que  si  le  trépassé  a  laissé  des  fils  pour  la  célébra- 
tion des  sacrifices  en  l'honneur  des  ancêtres. 

Chez  les  Grecs  et  les  Romains,  l'usage  de  l'adoption  a  pris 
naissance  aux  époques  reculées,  où  le  groupe  patriarcal  nomade 
constituait  la  tribu  (2).  Dans  la  période  patricienne  du  droit 
romain,  représentée  par  la  Loi  des  Douze  Tables,  l'étranger 
entré  dans  la  famille  par  adoption  succédait  à  son  père  adop- 
tif,  tandis  que  le  fils  émancipé  de  la  puissance  paternelle 
par  le  mariage  restait  étranger  à  la  famille  et  n'héritait  pas. 
Chez  les  Kirghiz  également,  ceux  des  enfants  adoptifs  ou  natu- 
rels qui  se  trouvent  lors  du  décès  dans  la  puissance  paternelle 
héritent,  tandis  que  ceux  qui  en  sont  sortis  se  contentent  des 
biens  qu'ils  ont  reçus  en  partage  du  vivant  de  leur  père,  au 
moment  de  leur  établissement  en  famille  séparée. 

L'enfant  adopté  jouit,  chez  les  Kirghiz,  de  tous  les  droits  de 
l'enfant  légitime.  Lors  de  l'adoption,  ou  offre  le  sacrifice  d'un 
animal  et  l'on  donne  l'os  à  ronger  à  l'enfant  adopté.  L'en- 
fant adopté  ne  peut  pas  se  marier  dans  la  famille  où  il  est  ac- 
cueilli. L'attouchement  de  l'enfant  aux  mamelles  de  sa  mère 


(1)  Colonel   Mark    Bell,   Around  and    about  Armenia.    The   scottisli   geogi\ 
Magazine.  March,  1890. 

(2)  H.  Spencer,  Princ.  de  soc,  t.  III,  p.  382. 


XX  INTRODUCTION. 

adoplive  signifie  que  cette  dernière  l'accepte  comme  son  pro- 
pre enfant  qu'elle  a  nourri  de  son  lait  (1).  Gela  montre  cette 
tendance  à  imiter  la  nature  propre  aux  nations  sauvages,  où 
l'adoption  est  symbolisée  par  la  couvade  (2). 

Il  paraît  cependant  que  l'adoption  n'était  pas  universellement 
adoptée  par  les  sociétés  du  régime  patriarcal,  elle  n'était  pas 
connue,  par  exemple,  à  l'ancienne  loi  germanique  ainsi  qu'aux 
anglo-saxoDs,  et  c'est  seulement  avec  le  droit  romain  qu'elle 
fut  introduite  en  Allemagne. 

Lévirat. 

La  femme  dans  l'état  patriarcal  étant  considérée  dans  un 
sens  comme  la  propriété  de  la  famille,  il  était  tout  naturel  qu'un 
des  frères  du  défunt,  qui  laissait  une  jeune  veuve,  se  crût  en 
droit  de  l'épouser.  A  l'époque  historique,  le  lévirat  devint  une 
obligation  imposée  en  vue  de  conserver  les  biens  dans  la  fa- 
mille. Ce  droit  fut  reconnu  par  la  loi  de  Moïse  (3)  et  il  est 
universellement  adopté  dans  toutes  les  communautés  patriar- 
cales, parmi  les  Druses  et  les  Arabes  de  Syrie,  les  Mongols, 
les  Ostiaks,  les  Tcherkesses,  chez  les  Malais  de  Sumatra,  chez 
les  Hindous,  etc.  D'ordinaire,  c'est  l'aîné  des  frères  qui  a  le 
droit  d'épouser  sa  belle-sœur  restée  veuve;  quelquefois,  le 
choix  en  est  abandonné  à  la  veuve.  Le  second  jnariage  de  la 
veuve  dans  la  famille  de  son  premier  mari  est  obligatoire  dans 
certaines  tribus,  il  est  facultatif  dans  d'autres.  En  tout  cas, 
si  la  veuve  refuse  de  se  remarier  dans  la  famille  de  son  premier 
mari,  elle  doit  se  résigner  au  veuvage. 


(1)  E.  Reclus,  t.  I,  p.  295. 

(2)  On  appelle  de  ce  nom  la  coutume  qu'avaient  les  maris,  chez  certains  peu- 
ples ,  de  se  mettre  au  lit  quand  leurs  femmes  avaient  accouché,  de  s'y  faire 
servir  par  leurs  femmes  mêmes  et  de  s'y  faire  donner  par  elles  tous  les  soins 
qu'on  réserve  à  l'accouchée.  On  la  trouve  chez  les  Ibériens,  les  anciens  habi- 
tants de  l'île  de  Corse,  chez  les  Tibaréniens,  en  Asie,  au  Japon,  chez  les  Ca- 
raïbes et  les  Galibis,  en  Amérique  et  au  midi  de  la  France,  d'oii  le  nom  (Père 
Lafitau,  Mœurs  des  sauvages). 

(3)  Deutéron.,  XXV,  5-11.  Ruth,  I,  11-13. 


INTRODUCTION.  XXI 

Chez  les  Osses,  la  veuve  sans  enfants  est  tenue  d'épouser  le 
frère  du  mari.  Une  fille  unique  doit  épouser  son  proche  pa- 
rent (épiclère  du  droit  attique). 

M.  Mac-Lennân  considère  la  pratique  du  lévirat  comme  une 
dernière  trace  de  polyandrie  (1),  tandis  que  M.  Giraud-Teulon 
y  voit  un  reste  de  l'ancien  mariage  communiste  dans  la  phra- 
trie (2). 

Parmi  les  tribus  australiennes,  la  veuve  est  tout  naturelle- 
ment la  femme  du  parent,  qui  appartient  au  même  groupe  ma- 
rital ou  fraternel  que  le  défunt.  Cet  homme  n'attend  souvent 
pas  même  pour  l'épouser  qu'elle  soit  veuve. 

En  Israël,  lorsqu'un  homme  mourait  sans  enfants,  son  frère 
cadet  était  tenu  d'épouser  la  veuve,  «  de  susciter  lignée  à  son 
frère,  »  suivant  l'expression  biblique.  Si  le  défunt  n'avait  pas 
de  frère,  c'était  le  plus  proche  parent  qui  devait  épouser  la 
veuve.  Le  refus  en  pareil  cas  était  une  action  déshonorante.  La 
femme  repoussée  se  plaignait  aux  anciens  :  «  Mon  beau-frère  refuse 

de  relever  le  nom  de  son  frère  en  Israël  et  ne  veut  point  m'épouser  par  droit 

de  beau-frère.  »  Les  anciens  exhortaient  le  récalcitrant,  mais  s'il 
persistait  dans  son  refus,  sa  belle-sœur  lui  ôtait  un  soulier  et 
lui  crachait  au  visage  devant  les  anciens,  disant   :   «  C'est  ainsi 

qu'on  fera  à  l'homme  qui  ne  soutiendra  pas  la  famille  de  son  frère  »  (Deutéro- 
nome,  XXV,  5-9). 

Chez  les  Kirghiz,  comme  nous  le  verrons  plus  lard,  la  veuve 
peut  ne  pas  se  remarier,  mais,  si  elle  se  remarie,  le  mariage 
ne  peut  avoir  lieu  qu'avec  le  frère  ou  un  proche  parent  de  son 
défunt  mari,  à  l'exception  pourtant  du  père  de  ce  dernier.  Le 
frère  aîné  du  défunt  a  le  pas  sur  son  frère  cadet  et  celui-ci  sur 
le  fils  du  premier.  En  cas  du  renoncement  à  son  [privilège,  le 
privilégié  a  le  droit  d'obtenir  un  attone  (cheval  et  habit)  comme 
prix  du  droit  d'aînesse. 

Le  mode  de  succession. 

La  famille  agnatique  étant  la  base  de  l'organisation  sociale, 

(1)  Journ.  of  Ethnol.  i>oc.  London,  1869,  p.  119. 

(2)  Les  origines  du  mariage.  Paris,  1889,  p.  436. 


jjj„  INTRODUCTION. 


la  succession  clans  VéUÛ  patriarcal  doit  nécessairement  être 
réglée  de  manière  à  en  perpétuer  l'existence  et  à  conserver  les 
biens  de  la  famille  dans  la  lignée  paternelle.  Ce  principe  en- 
traîne l'institution  du  majorât  ou  du  minorât,  le  partage  entre 
vifs  et  l'exclusion  des  femmes  au  droit  d'héritage. 

Le  père  de  la  famille  Kirghiz  fait  donation  à  ses  flls  d'une 
partie  considérable  de  ses  biens,  à  mesure  qu'ils  grandissent 
et  qu'ils  deviennent  capables  d'établir  leurs  propies  familles. 
Il  doit  leur  assurer  à  chacun  le  prix  d'achat  d'une  femme  (le 
kalym)  et  une  certaine  quantité  de  bétail   à  sa  discrétion  et 
selon  sa  fortune.  Cette  dernière  partie  de  la  succession  s'ap- 
pelle entchi,  du  mot  m-en taille  faite  sur  le  bétail   donné   en 
partage  pour  le  distinguer.  Un  jeune,  Kirghiz,  arrivé  à  l'âge  de 
puberté  (13  à  15  ans),  est  pourvu  d'abord  d'une  femme,   puis 
on  donne  au  jeune  ménage  un  entchi  qui  lui  permet  de  s'établir 
dans  une  tente  séparée.  Le  père  ne  peut  pas  refuser  le  kalym 
à  son  fils,  mais  celui-ci  doit  attendre  le  moment  qu'il  convien- 
dra à  son  père  pour  la  donation  de  Ventchi.  Un  père  peut  re- 
fuser sa  donation  à  un  fils  qui   refuse  de  se  marier,  et,   en 
général,  pour  qu'un  fils  ne  dissipe  pas  la  portion  de  son  héri- 
tage, on  aime  qu'il  s'établisse  avec  une  femme  avant  de  le 
doter.   Il  parait  donc  qu'une  femme,  malgré  l'infériorité  de  sa 
position,  exerce  chez  les  Kirghiz  une  influence  salutaire  sur  les 
mœurs.  Le  père  peut  établir  son  fils  cadet  avant  son  flls  aîné 
si  celui-ci  déclare  vouloir  rester  avec  lui,  mais  d'ordinaire  la 
séparation  se  fait  à  mesure  qu'on  arrive  à  l'âge  de  s'établir  et 
le  cadet  reste  dans  la  tente  de  son  père  et  lui  succède  après  sa 
mort.  S'il  arrive  qu'un  père,  après  avoir  pourvu  ses  flls  aînés, 
ne  laisse  rien  après  sa  mort  en  faveur  des  cadets,  ceux-là  sont 
tenus  de  pourvoir  à  l'achat  des  femmes  pour  ceux-ci. 

Les  enfants  non  séparés  durant  la  vie  de  leur  père  se  parta- 
gent son  bien  un  an  après  sa  mort  en  portions  égales,  sauf  un 
petit  avantage  en  faveur  de  l'ainé  ;  ou  bien  ils  en  font  autant 
de  parts  qu'il  y  a  de  flls  mariés,  lesquels  seuls  héritent  en  se 
chargeant  de  l'établissement  de  leurs  frères  restés  célibataires. 
La  veuve  du  défunt  reçoit   une  part  de  la  succession  égale  à 


INTRODUCTION.  XXIII 

celle  d'un  de  ses  enfants,  et  elle  reste  avec  celui  de  ses  fils 
qu'elle  aime  le  plus. 

Les  filles  mariées  reçoivent  quelques  petits  cadeaux  lors  de 
ce  partage  des  biens  paternels,  leurs  fils  majeurs  peuvent  aussi 
y  émettre  des  prétentions,  mais  quant  aux  filles  non  mariées 
du  défunt,  elles  sont  considérées  elles-mêmes  comme  une  pro- 
priété, parce  que  chacune  d'elles  représente  aux  yeux  des  héri- 
tiers la  valeur  du  kalym. 

Il  y  a  beaucoup  d'analogie  entre  ces  dispositions  et  les  lois 
successorales  des  divers  peuples  de  l'antiquité. 

Chez  les  peuples  africains,  la  succession  reste  ordinairement 
entre  les  mains  des  héritiers  mâles;  les  fils  sont  partagés  éga- 
lement ou  bien  c'est  le  fils  aîné  qui  succède  seul.  Chez  les 
Denkas,  la  femme  fait  partie  de  la  succession.  Les  femmes  et 
les  filles  du  défunt  vont  chez  le  fils  aîné  qui  jouit  des  droits  et 
accomplit  les  devoirs  de  chef  de  famille.  Il  reçoit  des  vaches 
en  échange  des  sœurs  lors  de  leurs  mariages.  Si  le  défunt  n'a 
laissé  que  des  filles,  elles  n'héritent  de  rien,  mais  elles  font 
partie  de  la  succession  qui  passe  au  plus  proche  parent  (1). 

Chez  les  Wakambas  et  les  Wanikas,  les  descendants  fémi- 
nins sont  exclus  de  l'héritage.  Chez  les  Bassoutos,  c'est  le  fils 
aîné  qui  est  ordinairement  Tunique  héritier  et  le  tuteur  de  ses 
frères  et  sœurs.  La  succession  chez  le  peuple  d'Israël  se  limi- 
tait aux  enfants  mâles,   mais  en   l'absence  de  mâles,  les  filles 

pouvaient  hériter  de  leur  père.  «  Quand  quelqu'un  mourra  sans  avoir 
de  fils,  vous  ferez  passer  son  héritage  à  sa  fille  »  (Nombres,  XXVII,  8). 

En  l'absence  d'enfants,  la  succession  passait  aux  frères  du  dé- 
funt, et  s'il  n'avait  pas  de  frère,  alors  aux  frères  de  son  père 
et  après  eux  au  plus  proche  parent  de  sa  famille.  Les  héritières 
qui  n'étaient  pas  mariées  gardaient  leur  héritage  dans  la  tribu 
de  leurs  maris,  parce  qu'il  ne  leur  était  permis  de  se  marier 
que  dans  quelqu'une  des  familles  de  la  tribu  de  leurs  pères, 

«  afin  que  chacun  des  enfants  d'Israël  hérite  l'héritage  de  ses  pères  »  (Nom- 
bres, XXXVI,  8). 


(1)  Hartmann,  Les  peuples  d'Afrique,lTp.  166. 


XXIV  INTRODUCTION. 

La  loi  mosaïque  concorde  sur  ce  point  avec  celle  des  XII 
Tables  à  Rome. 

La  plupart  des  peuples  à  l'état  patriarcal  ignorent  l'usage  du 
testament. 

Les  anciens  Germains  ignoraient  le  testament ,  en  sorte  que 
les  fils  héritaient  de  plein  droit.  Les  filles  n'héritaient  pas  du 
patrimoine  (1). 

L'ancienne  famille  franque  ne  connaissait  pas  non  plus  le 
testament. 

Chez  les  tribus  montagnardes  du  Caucase  comme  chez  les 
Arabes  de  la  Kabylie,  on  ne  connaît  pas  ou  on  ne  connaît 
guère  le  testament.  Chez  les  Ghapsough  et  les  Nalùkaje,  tribus 
Tcherkesses,  tous  les  membres  mâles  de  la  famille  avaient  le 
même  droit  dans  Théritage.  Après  le  décès  du  père  de  famille, 
son  fils  aîné  (^non  le  cadet  comme  c'est  le  cas  chez  les  Kirghiz) 
lui  succédait  dans  sa  maison.  La  veuve  s'établit  avec  un  de  ses 
fils  cadets.  Les  femmes  n'héritent  pas,  sauf  une  rente  viagère 
à  la  veuve.  La  dernière  volonté  du  moribond  était  rigoureuse- 
ment exécutée. 

La  loi  du  talion. 

La  solidarité  étroite  qui  lie  tous  les  membres  de  la  famille 
patriarcale  doit  nécessairement  se  manifester  par  l'obligation 
de  répondre  les  uns  pour  les  autres,  et  de  venger  en  commun 
les  torts  dont  un  ou  plusieurs  membres  de  la  famille  peuvent 
avoir  été  les  victimes.  Et,  de  fait,  chez  toutes  les  sociétés  pa- 
triarcales, chaque  famille  frappée  dans  l'un  de  ses  membres 
considère  la  poursuite  du  coupable  et  la  vengeance  exercée  sur 
lui  ou  quelque  membre  de  sa  famille,  comme  un  devoir  sacré. 
Ce  qui  se  dit  des  familles  s'applique  également  aux  différentes 
tribus,  dans  tous  les  cas  où  une  tribu  agit  comme  une  grande 
famille. 


(1)  Fust.  de  Coulangcs,  Hist.  des  instit,  polit,  de  Vancienne  France.  L'alleu 
et  le  domaine  rural.  Paris,  1889. 


INTRODUCTION.  XXV 

Le  devoir  de  vengeance  incombe  naturellement  au  plus  pro- 
che parent  de  la  victime,,  et  selon  la  position  relative  des  par- 
ties en  cause  et  l'importance  du  crime,  il  est  embrassé  par  la 
famille,  le  clan,  ou  la  tribu  toute  entière. 

Le  droit  de  vengeance  reconnu  à  l'offensé,  c'est-à-dire  la 
peine  du  talion,  telle  est  la  première  forme  de  la  justice  chez 
les  Kirghiz  comme  chez  presque  tous  les  peuples  patriarcaux, 
et  elle  subsiste  avec  mitigation  chez  bien  des  peuples  parvenus 
à  un  certain  degré  de  culture. 

Chez  les  Tchétchènes,  d'après  Berge  (1  ,  le  meurtre,  le  pil- 
lage, le  vol  à  main  armée  ne  pouvaient  se  racheter  que  par 
mort  d'homme,  à  moins  que  le  coupable  ne  laissât  pousser  ses 
cheveux  et  que  l'offensé  ne  consentît  à  le  raser  de  ses  mains 
et  à  lui  faire  prêter  serment  de  fraternité  sur  le  Coran. 

Quand  un  montagnard  s'aperçoit  que  son  cheval  a  disparu, 
il  se  munit  de  ses  armes^  s'enveloppe  d'une  de  ces  étoffes  de 
laine  blanche  qui  servent  de  linceul,  prend  une  pièce  de  mon- 
naie pour  payer  un  prêtre,  qui  récitera  la  prière  des  morts,  et 
se  met  à  la  recherche  de  l'animal. 

Chez  les  Albanais,  la  vendetta  s'exerce  d'une  façon  inexora- 
ble. Le  Monténégrin  exigeait  le  prix  du  sang  tout  récemment  en- 
core. Une  égratignure  devait  se  payer,  une  blessure  valait  une 
autre  blessure  et  la  mort  appelait  la  mort.  Les  vengeances  se 
poursuivaient  de  génération  eu  génération  entre  les  diverses 
familles,  tant  que  le  compte  des  tètes  n'était  pas  en  règle  de 
part  et  d'autre  2).  En  Sicile,  les  lois  de  Yomertâ,  «  Gode  des 
gens  de  cœur,  r>  font  un  devoir  de  la  vengeance.  La  vengeance 
palermi laine  se  complique  parfois  d'atroces  cruautés.  On  sait 
l'esprit  de  vengeance  des  Corses.  Vers  le  milieu  du  sièce  der- 
nier, la  vendetta,  selon  E.  Reclus,  coûtait  chaque  année  à  la 
Corse  un  millier  de  ses  enfants;  des  villages  entiers  avaient 
été  dépeuplés  (3). 

La  fureur  de  la  vengeance  esf  aussi  propre  à  la  nation  espa- 

(1)  Berge,  La  Tchetchnia  et  les  Tchétchènes.  Globe,  1861. 
('2)  E.  Reclus,  Géogr.  univ.,  t.  I,  p.  295. 
(3)  E.  Reclus,  ibid.,  p.  638. 


XXVI  INTRODUCTION. 

gnole,  bien  qu'ici  elle  soil  mitigée  par  d'autres  sentiments  plus 
tendres.  Chez  les  naturels  de  l'Australie,  le  devoir  le  plus  sa- 
cré qu'un  indigène  doive  remplir  est  celui  de  venger  la  mort 
de  l'homme  dont  il  est  le  plus  proche  parent  (i). 

Dans  Tancienne  Scandinavie,  ceux  qui  ne  vengeaient  pas  la 
mort  d'un  parent  ou  d'un  ami  perdaient  aussitôt  la  réputation 
qui  faisait  leur  principale  sécurité  (2). 

D'après  le  Scheri'et,  tout  meurtre  engendre  le  droit  de  vin- 
dicte (kesos),  c'est-à-dire  que  la  vie  du  meurtrier  est  à  la  merci 
des  parents  de  la  victime. 

La  loi  criminelle  des  Israélites  reposait  toute  entière  sur  le 
système  de  la  peine  du  talion. 

On  punira  de  mort  celui  qui  aura  frappé  à  mort  quelque  personne  que  ce 
soit.  Celui  qui  aura  frappé  une  bête  à  mort  la  rendra,  vie  pour  vie. 

Et  quand  quelque  homme  aura  fait  outrage  à  son  prochain,  on  lui  fera  comme 
il  a  fait. 

Fracture  pour  fracture,  œil  pour  œil,  dent  pour  dent,  on  lui  fera  le  même 
mal  qu'il  aura  fait  à  un  autre  homme  (Lévitique,  XXIV,  17-20). 

Régime  de  composition. 

La  loi  du  talion  dans  toute  sa  rigueur  et  la  vendetta  inexo- 
rable ne  pouvaient  pas  demeurer  longtemps  sans  qu'il  y  fût 
admises  des  compromissions  entre  les  parties  intéressées.  Ces 
compromissions  se  sont  exprimées,  surtout  en  indemnité  impo- 
sée à  l'offenseur  ou  sa  partie  en  faveur  de  la  partie  .lésée,  ou 
ce  qu'on  est  convenu  d'appeler  la  composition. 

La  loi  pénale  des  Kirghiz,  comme  celle  de  tant  d'autres  peu- 
ples de  l'antiquité,  cherche  seulement  à  composer  les  différends 
et  n'est  guère  occupée  à  punir  les  crimes. 

La  loi  salique  n'est  guère  qu'un  tarif  de  composition. 

La  composition  se  présente  ici  sous  cette   forme  'concise  et 

abstraite   :   «  Celui  qui  a  tué  un  homme  libre  sera  jugé  à  huit  mille  deniers 

d'argent,  qui  font  deux  cents  soiidi.  »  Ce  n'esl  pas  une  peine  mais  une 


(1)  Sir  George  Grey  ,  Journal  of  two  expéditions  of  Discovery  in  Australia, 
London,  1841,  t.  II,  p.  240. 

(2)  H.  Spencer,  Princ.  de  soc,  t.  III,  p.  702. 


INTRODUCTION.  XXVII 

indemnité  «  que  le  coupable  reçoive  cent  vingt  coups  sur  son  dos,  »  dit 
la  loi,   ou  qu'il  rachète  son  dos  par  trois  pièces  d'or  »  (1), 

La  loi  ripuaire  présente  une  double  série  de  chiffres,  elle  est 
à  la  fois  un  tarif  des  sommes  à  payer  et  des  cojureurs  à  fournir, 

La  loi  des  Allemanes  prononce  qu'un  coupable  devra  ou  se 
racheter  ou  perdre  la  vie. 

La  loi  des  Frisons  dit  :  La  somme  payée  à  titre  de  composition  n'est 
pas  remise  aux  juges  ou  au  représentant  de  l'Etat  ;  elle  est  remise  à  la  victime 

ou  à  ses  parents,  ou  à  ses  héritiers.  La  Composition  avait  douc  le  ca- 
ractère identique  d'un  acte  se  passant  entre  deux  familles, 
comme  nous  le  voyons  chez  les  Kirghiz. 

On  trouve  la  composition  chez  lous  les  peuples  de  l'anti- 
quité, elle  paraît  être  partout  l'apanage  d'un  état  social  où  l'au- 
torité publique  n'est  pas  assez  forte  pour  punir  elle-même  les 
crimes. 

La  législation  romaine  n'autorisait  la  composition  que  dans 
une  très  faible  mesure  (le  vol,  le  dol,  l'incendie,  l'injure).  C'est 
sous  Gharlemagne  et  Louis  le  Débonnaire  que  le  système  de 
composition  exerçait  toute  sa  vigueur  (2). 

En  Allemagne  et  en  Angleterre,  chez -les  Anglo-Saxons,  la 
composition  se  faisait  en  moutons,  en  bœufs  ou  en  argent  (3). 

Chez  les  Arabes,  quand  les  deux  partis  veulent  faire  la  paix, 
ils  comptent  leurs  morts  et  celui  qui  en  a  le  plus  reçoit  le  prix 
du  sang  prescrit  par  l'usage  (4). 

Chez  certaines  races  de  l'Amérique  du  Nord,  on  accepte  pour 
rachat  d'un  meurtre  des  chevaux  ou  des  objets  qui  ont  de  la 
valeur  pour  les  Indiens  (5). 

Chez  les  Araucaniens,  l'homicide  peut  se  mettre  à  l'abri  du 
châtiment  en  entrant  en  composition  avec  les  parents  du  mort. 

Tous  les  peuples  du  Caucase,  les  montagnards  comme  les 
habitants  de  la  plaine,  se  trouvaient  jadis  et  se  trouvent  en  par- 


(1)  Lex  salica,  XII,  1,  texte  de  Wolfenbuttel. 

(2)  Fust.  de  Coulanges,  p.  493. 

(3)  H.  Spencer,  Princ.  de  sociologie,  t.  III,  p.  660. 

(4)  Burckhardt,  Travels  in  Arabia,  t,  III,  p.  47. 

(5)  Kano,  Wanderings  of  an  artist  among  Indians  of  norlh  America,  p.  115. 


XXVIII  INTRODUCTION. 

lio  encore,  —  là  où  le  gouvernement  russe  tolère  la  coutume, 
—  sous  le  régime  de  composition.  L'ancienne  loi  de  Géorgie 
est  un  tarif  de  composition  en  quarante-six  articles.  Quatre  cri- 
mes, savoir  lo  meurtre,  l'injure,  l'enlèvement  de  femme  et  le 
vol  sont  soumis  à  la  composition.  Le  parent  de  la  victime  pour- 
suit le  prix  du  sang,  qui  est  flxé  selon  le  rang  et  la  qualité  de 
la  victime.  Anciennement,  la  composition  s'effectuait  en  têtes 
de  bétail,  plus  tard  en  or  et  en  argent.  Pour  le  meurtre  d'un 
prince  ou  d'un  archevêque  on  payait  15,360  roubles,  pour  celui 
d'un  paysan  ou  d'un  petit  marchand,  120  roubles  seulement. 
La  composition  comme  prix  du  sang  est  commune  à  d'autres 
nations  caucasiennes,  aux  Osses,  aux  Tcherkesses,  etc. 

Chez  les  Chapsough  et  les  Natùkhaje,  peuples  caucasiens  dont 
les  coutumes  ont  été  étudiées  avec  beaucoup  de  soins  par 
par  M.  Lullier,  qui  a  séjourné  parmi  eux  pendant  cinq  ans,  — 
la  justice  était  une  affaire  privée.  Pas  de  tribunaux  fixes.  Le 
délinquant  est  cité  devant  le  juge  sur  l'insistance  du  lésé.  Le 
système  de  composition  est  largement  pratiqué.  Le  prix  du  sang 
dépend  du  rang  de  la  victime  et  varie  depuis  20  skha  pour  un 
roturier,  42  skha  pour  un  noble  et  jusqu'à  100  skha  pour  un 
prince  (1).  La  composition  pour  les  blessures  est  également 
évaluée  en  partie  par  tlovùas  (le  prix  du  sang),  et  varie  selon 
la  gravité  des  blessures  et  le  rang  de  la  victime. 

La  coutume  ou  le  deb  des  Turkmènes,  qui  parcourent  la 
région  sud-occidentale  de  la  Tartarie,  demande  aussi  qu'on 
venge  les  torts  ou  qu'on  compose  les  différends  avec  de  l'ar- 
gent. 

La  composition  pour  meurtre  ou  blessures  varie,  d'après  le 
Scheri'ei,  selon  que  la  mort  a  été  donnée  avec  ou  sans  prémé- 
ditation et  suivant  les  parties  du  corps  qui  ont  été  atteintes. 
La  composition  (diyet)  est  payée  par  ceux  qui  ont  commis  un 
meurtre. 

La  composition  a  lieu  aussi  quand  l'assassiné  n'a  point  de 

(1)  Skha  est  une  unité  de  prix  difficile  à  déterminer  exactement  :  les  objets 
d'armes  divers  dont  la  valeur  n'est  pas  au-dessus  de  celle  de  soixante  bœufs  et 
pas  au-dessous  de  celle  de  soixante  moutons  constituent  un  shha  (Voir  p.  xvi). 


INTRODUCTION.  XXIX 

parents  ou  d'héritiers  chargés  du  kesos,   elle  est  perçue  alors 
par  riman  pour  eu  faire  un  usage  agréable  à  Dieu. 

Vusage  fréquent  du  serment. 

De  tout  temps,  à  tous  les  degrés  de  civilisation,  il  fut  d'usage 
d'invoquer  le  témoignage  des  pouvoirs  invisibles  comme  preuve 
de  la  vérité  de  ce  qu'on  affirme.  Cet  usage  s'est  conservé  de 
nos  jours  dans  les  sociétés  les  plus  avancées,  mais  il  paraît 
que  c'est  dans  l'état  patriarcal  des  organisations  sociales  que 
les  hommes  ont  le  plus  souvent  recours  au  serment,  comme 
preuve  judiciaire  de  la  vérité,  pour  se  disculper  de  tel  ou  tel 
crime.  La  crainte  des  pouvoirs  surnaturels,  la  croyance  à  leur 
intervention  fréquente  dans  les  affaires  humaines,  l'absence  de 
toute  organisation  judiciaire  et  policière  propre  à  instruire  la 
société  sur  ce  qui  se  passe  dans  son  milieu,  la  rareté  de  la  po- 
pulation dans  maint  état  patriarcal,  le  caractère  mobile  de  la 
vie  nomade  qu'elle  mène,  la  plupart  du  temps  disséminée  sur 
d'immenses  territoires,  tout  cela  engage  les  peuples  barbares  à 
prêter  au  serment  une  grande  importance,  et  les  réduit  même 
à  y  voir  le  seul  moyen  de  mettre  fin  aux  htiges  et  aux  disputes 
qui  s'élèvent  entre  leurs  membres.  Gomme  nous  le  verrons 
plus  tard,  le  serment,  chez  les  Kirghiz,  joue  un  très  grand  rôle 
dans  tous  les  différends  qui  surgissent  entre  eux.  Ce  qui  con- 
stitue une  particularité  que  nous  n'avons  trouvée  que  chez  eux, 
c'est  que  le  serment  justificatif  est  déféré,  non  pas  au  prévenu, 
mais  seulement  à  ses  amis  et  à  ses  parents.  Ces  derniers  se 
montrent  ainsi,  non  pas  en  qualité  de  cojureurs  comme  dans 
les  lois  barbares,  mais  comme  jureurs  qui  témoignent  sous 
serment  que  l'inculpé  est  innocent  ainsi  qu'il  l'affirme  sans 
jurer.  Cette  prestation  du  serment,  dans  le  but  de  disculper 
un  parent  qui  se  dit  innocent  du  crime  dont  on  l'accuse,  n'est 
pas  un  acte  tout  à  fait  libre  :  le  jureur  étant  désigné  par  une 
des  [)arlies  en  cause  et  le  refus  de  s'exécuter  entraînant  des 
conséquences  fâcheuses  (abandon)  pour  l'homme  ainsi  désigné. 
Le  serment,  chez  les  Kirghiz,  est  imposé  selon  les  circonstan- 


XXX  INTRODUCTION. 

ces,  tantôt  à  la  partie  de  l'inculpé  (serment  juslificatif),  tantôt 
à  la  partie  du  demandeur  (serment  conflrmatif),  et  dans  les 
deux  cas,  les  hommes  directement  intéressés  à  la  cause  sont 
exempts  du  serment. 

Le  nombre  des  jureurs  varie  selon  l'importance  du  fait  à  nier 
ou  à  confirmer.  Il  est  entendu  que  la  responsabilité  (dans  l'au- 
tre monde)  concernant  un  faux  témoignage  sous  serment , 
tombe  sur  celui  qui  a  juré  faussement  ainsi  que  sur  celui  qui 
a  poussé  au  faux  serment,  à  l'exception  toutefois  du  dupé  qui 
a  juré  par  complaisance.  Deux  serments,  c'est-à-dire  les  ser- 
ments prêtés  par  deux  hommes,  valent  plus  que  le  serment 
d'un  seul,  et  si  deux  jureurs  viennent  infirmer  le  témoignage 
d'un  seul,  le  serment  de  celui-ci  est  considéré  comme  «  pourri,  » 
et  son  auteur  est  méprisé. 

Le  mode  de  prestation  du  serment  varie  beaucoup  chez  les 
Kirghiz.  Plus  loin  nous  allons  faire  connaissance  avec  quel- 
ques-unes des  formes  du  serment  usitées  chez  ce  peuple,  mais 
il  est  à  noter  que  c'est  l'intention  surtout  qui  est  appréciée  ici, 
et  quelquefois  l'intention  seule  suffit. 

Le  sens  intime  du  serment  chez  les  Kirghiz  consiste  dans  la 
résolution  du  jureur  de  rendre  son  âme  responsable  de  la  vé- 
rité de  son  témoignage.  Aussi  on  invoque  «  le  saint  »  et  on 
l'invite  à  tuer  celui  qui  affirme  ce  qu'il  sait  être  faux.  L'inter- 
prétation des  difi'érenles  manières  de  prêter  le  serment,  dont 
quelques-unes  sont  très  curieuses,  pourrait  certainement  jeter 
de  la  lumière  sur  les  croyances  primitives,  mais  elle  prête  à 
des  conjectures  trop  étendues  et  trop  vagues  pour  s'en  mettre 
en  garde.  Il  est  très  probable  que  quelques  modes  de  prestation 
du  serment  proviennent  des  pratiques  «  du  jugement  de  Dieu  », 
comme,  par  exemple,  la  course  qui  a  lieu  chez  les  Kirghiz  Noirs 
(Kara-Kirghiz)  entre  le  jureur  et  celui  qui  reçoit  le  serment. 

Les  proches  parents  de  l'intéressé,  ainsi  que  les  hommes 
ayant  quelque  charge  publique,  sont  exempts  du  serment  dé- 
féré au  choix  de  l'inculpé  ou  de  son  adversaire. 

On  n'a  pas  de  confiance  dans  le  serment  prêté  par  l'homme 
qui  n'est  pas  du  clan  auquel  appartient  le  prévenu,  aussi  dans 


INTRODUCTION.  XXXI 

le  cas  des  deux  ou  trois  inculpés  appartenant  à  des  clans  diffé- 
rents ayant  trempé  dans  le  même  crime,  faut-il  qu'il  y  ait, 
pour  les  disculper,  des  jureurs  de  chacun  des  clans.  Selon 
l'importance  du  cas  incriminé,  le  groupe  des  consanguins  tenu 
à  choisir  les  jureurs,  varie  d'une  seule  famille  jusqu'à  la  tribu 
toute  entière.  Pour  composer  la  liste  des  jureurs,  il  faut  ({u'il 
y  ait  consentement  des  deux  parties  en  cause.  Tels  sont  les 
principes  du  serment  chez  les  Kirghiz.  Voyons  maintenant  le 
rôle  du  serment  chez  d'autres  peuples  à  l'état  patriarcal. 

Le  serment  comme  preuve  judiciaire  a  joué  un  très  grand 
rôle  dans  les  lois  barbares.  D'après  la  Loi  salique,  si  un  Romain 

est  accusé  d'avoir  dépouillé  un  Franc  et  qu'il  n'y  ait  pas  preuve  certaine,  ce 
Romain  se  dégagera  de  l'accusation  par  vingt-cinq  jureurs  ;  s'il  ne  peut  trou- 
ver de  jureurs,  qu'il  aille  à  l'épreuve  de  l'eau  bouillante  ou  qu'il  paye  le  prix 

du  délit  (1).  D'après  la  loi  ripuaire,  le  nombre  des  jureurs  à  four- 
nir est  exactement  déterminé  d'après  la  gravité  de  l'accusation. 
Pour  le  plus  faible  délit,  trois  jureurs  suffisent,  mais  ordinai- 
rement il  en  faut  six  (2). 
La  loi  burgonde  sur  le  serment  s'exprime  ainsi  :  Si  un  homme 

est  accusé  d'un  délit,  Burgonde  ou  Romain,  il  fera  le  serment  ;  qu'avec  douze 
jureurs  qui  soient  sa  femme,  son  fils,  son  père  et  sa  mère  et  ses  plus  proches 
parents,  il  remplisse  ce  serment;  mais  la  partie  adverse  peut  s'opposer  au  ser- 
ment avant  qu'il  entre  dans  l'église  (3). 

Quelquefois,  la  loi  disait  que  les  cojureurs  devaient  être  les 
plus  proches  parents  de  l'inculpé,  le  plus  souvent  il  suffisait 
que  les  cojureurs  fussent  de  la  même  condition  sociale  que 
l'inculpé,  quelquefois  on  exigeait  qu'ils  fussent  de  bonne  re- 
nommée. Les  Germains  prononçaient  le  serment  sur  des  épées. 
Tout  cela  a  de  l'analogie  frappante  avec  les  coutumes  kirghiz. 

Chez  les  Germains,  d'après  l'opinion  deFustel  de  Coulanges, 
le  serment  était  une  façon  de  jugement  de  Dieu.  C'était  Dieu  lui- 

méme  qui  prononçait;  il  n'acceptait  sans  doute  que  le  serment  de  l'innocent, 
il  rejetait  celui   du   coupable  et  le  frappait  (4).    Le    Serment    avait    lieU 


(1)  Lex  salica,  XIV,  2,  texte  de  Wolfenbuttel. 

(2)  Fustel  de  Coulanges ,  Hist.  des  instit.  poliliques  de  l'ancienne  France. 
Paris,  1888.  p.  425. 

(3)  Fustel  de  Coulanges,  ouvr,  cité,  p.  442. 

(4)  Fustel  de  Coulanges,  p.  451. 


XXXri  INTRODUCTION. 

(jLiand  les  preuves  certaines  faisaient  défaut,  comme  chez  les 
Kirghiz.  Il  n'y  avait  serment  que  si  les  juges  l'avaient  ordonné. 
Gomme  dans  les  exemples  des  jugements  rendus  par  les  juges 
kirghiz  que  nous  allons  voir,  la  sentence  des  juges  chez  les 
Germains  prononce  une  alternative  :  ou  cet  homme  fera  ce  ser- 
ment, ou  il  subira  telle  peine.  L'acte  de  prestation  du  serment 
lui  donnait  de  plein  droit  gain  de  cause  ;  l'acte  de  refus  le  con- 
damnait. Il  n'était  pas  besoin  pour  cela  d'un  nouveau  juge- 
ment. 

D'après  le  Scheri'et,  en  vigueur  chez  les  Arabes,  au  deman- 
deur les  témoins,  au  défendeur  le  serment  (1). 

Les  témoins  produits  par  les  parties  font  leurs  dépositions 
sous  prestation  préalable  du  serment. 
On  impose  le  serment  au  demandeur  qui  n'a  produit  qu'un 
•  seul  témoin.  Le  demandeur  prête  le  serment  si  le  défendeur 
le  lui  a  référé. 

Dans  le  cas  de  meurtre,  le  plaignant  prête  le  serment  cin- 
quante fois  (2). 

D'après  le  code  géorgien  de  1723  (traduit  en  russe  en  1886), 
les  preuves  judiciaires  sont  le  serment,  le  fer  rouge,  l'eau 
bouillante  et  le  combat.  Une  moitié  des  cojureurs  en  nombre 
variable  est  choisie  par  le  défendeur  sur  une  liste  double 
fournie  par  le  demandeur.  Le  nombre  des  cojureurs  variait, 
selon  le  rang  de  l'inculpé,  de  deux  à  soixante. 

Le  serment  est  très  largement  pratiqué  chez  divers  peuples 
caucasiens.  Les  tribus  tcherkesses,  comme  les  Abadzekh,  les 
Ghapsough,  les  Natukhaje  avaient  l'usage,  quand  le  désordre 
social  devenait  trop  grave,  d'imposer  de  temps  en  temps  le 
serment  aux  délégués  régulièrement  élus  par  quelques  com- 
munautés. Par  ce  serment,  qui  rappelle  bien  le  salavate  des 
Kirghiz,  dont  nous  allons  faire  connaissance  plus  loin,  on 
s'engageait  au  nom  de  tous  à  ne  pas  nuire  au  bien-être  com- 
mun et  à  terminer  les  disputes,  conformément  à  l'usage  établi. 

(1)  Défendeur,  dans  le  droit  musulman  (men-enker) ,  est  toujours  celui  qui 
nie  un  fait  ou  qui  contredit  l'allégation  de  ce  fait  (Tornaw). 

(2)  Le  droit  musulman  (Tornaw). 


INTRODUCTION.  XIXIII 

Avant  la  déclaration  de  l'arrêt,  les  juges  tcherkesses  faisaient 
promettre  aux  parties,  sous  serment,  qu'elles  ne  garderaient 
point  rancune  et  qu'elles  obéiraient  à  l'arrêt.  Pour  assurer  mieux 
l'accomplissement  d'une  telle  promesse,  on  réclamait  des  cau- 
tions, qui  répondaient  de  la  conduite  des  plaideurs. 

Le  serment  expiatoire  était  imposé  au  défendeur  et,  selon 
la  gravité  du  cas,  un  nombre  plus  ou  moins  considérable 
de  cojureurs,  choisis  parmi  les  hommes  respectables,  venaient 
corroborer  son  dire.  Les  cojureurs  attestaient  sous  serment 
qu'ils  ajoutaient  foi  à  ce  que  disait  le  défendeur.  C'est  ce  qu'on 
appelait  tairko  shesse,  garantie  de  la  vérité  du  serment.  Pour 
confondre  l'inculpé,  il  fallait  le  serment  de  deux  témoins  parmi 
les  personnes  également  étrangères  aux  deux  parties  en  cause. 
Les  coutumes  des  Tcherkesses  ressemblent  beaucoup  à  celles 
d'autres  montagnards  du  Caucase. 

Il  est  digne  de  noter  à  l'égard  du  serment,  comme  à  celui 
de  tant  d'autres  institutions  archaïques,  que  les  restes  en  sont 
conservés  dans  les  masses  populaires  ou  dans  les  classes  in- 
cultes longtemps  après  qu'ils  sont  entièrement  disparus  chez 
les  classes  supérieures  ou  cultivées.  Ainsi,  on  jure  encore  sou- 
vent parmi  les  paysans  de  tous  les  pays  les  plus  civilisés,  mais 
on  ne  le  fait  plus  dans  la  bonne  société.  On  estime  également 
les  différents  liens  de  parenté  beaucoup  moins  dans  les  classes 
cultivées  que  dans  les  masses  populaires,  où  on  reconnaît  sou- 
vent les  liens  consanguins  les  plus  éloignés.  La  même  remar- 
que a  lieu  à  l'égard  de  l'hospitalité,  que  nous  allons  aborder. 

Hospitalité. 

Il  faut  bien  que  nous  considérions  l'hospitalité  comme  un 
des  traits  qui  caractérisent  l'état  patriarcal,  parce  que  cette 
vertu,  n'étant  que  la  charité  exercée  librement  et  d'une  manière 
facultative  chez  les  peuples  civilisés,  —  est  un  véritable  de- 
voir et  UD  devoir  sacre  chez  les  peuples  barbares.  A  propos 
de  ce  devoir,  les  Kir^hiz  ont  gardé  une  légende,  d'après  la- 
quelle leur  ancêtre  aurait  réservé  une  partie  de  ses  biens,  qui 

III 


XXXIV  INTRODUCTION. 

(Icviii!  apparlunir  à  lous  indistinctement.  Au  fond,  cela  ne  peut 
être  que  la  réminiscence  du  temps  où  les  Kirghiz  avaient  tout 
en  commun  et  rien  en  propre. 

L'institution  de  la  propriété  privée  est  une  institution  relati- 
vement récente,  qui  n'a  pris  son  développement  complet  que 
chez  les  nations  qui  se  trouvent  à  la  tête  de  la  civilisation  ;  elle 
n'est  encore  que  rudimentaire  chez  des  peuples  pasteurs  comme 
les  Kirghiz,  où  l'on  ne  reconnaît  que  la  propriété  de  la  famille, 
du  clan  ou  de  la  tribu.  Elle  ne  s'étend  pas  encore  sur  ce  qui 
constitue  la  principale  richesse  matérielle  de  l'homme,  la  terre 
et  l'eau,  même  dans  les  Etats  plus  avancés  dans  la  civilisation, 
comme  la  Perse,  la  Turquie,  dans  l'Inde  et  même  dans  une 
partie  de  la  Russie,  où  la  terre  est  à  la  commune,  qui  en  donne 
l'usufruit  à  ses  membres.  La  communauté  des  biens,  propre  à 
toutes  les  sociétés  primitives,  était  poussée  bien  loin  lorsque 
le  clan  était  fondé  sur  la  filiation  par  les  femmes,  comme  c'est 
encore  le  cas  dans  la  majorité  des  tribus  Peaux-Rouges  :  —  Mohi- 
cans,  Delawares,  Narrougosetts,  Peguols,  Wyandofs,  Missouris. 
Minnilarces,  Crows,  Greeks,  Ghickosos,  Gherokees,  etc.  (1).  On 
vivait  alors  dans  les  maisons  communes  (Longues-Maisons) 
gouvernées  par  les  femmes.  Toutes  les  provisions  provenant 
de  l'activité  d'un  des  membres  de  la  maison  étaient  mises  en 
commun  dans  des  magasins  placés  sous  le  contrôle  d'une  ma- 
trone âgée  qui  partageait  les  vivres.  Gette  vie  en  communisme 
explique,  d'après  Morgan  (2),  la  large  hospitalité  pratiquée  par 
les  Indiens  de  l'Amérique. 

Quoique  nous  n'ayons  pas  les  moyens  de  retracer  la  vie  des 
Kirghiz  dans  ces  temps  reculés  qui  précédèrent  chez  eux  la 
formation  de  la  famille  agnatique,  leurs  coutumes  actuelles  gar- 
dent cependant  encore  assez  de  traces  de  communisme  pour 
que  nous  puissions  y  retrouver  la  provenance  de  leur  pratique 
de  l'hospitahté  et  de  la  fraternisation  dont  nous  allons  nous 
occuper.  L'hospitalité  chez  ces  peuples  pasteurs  est  maintenue 


(1)  Giraud-Teulon,  Les  orig.  du  mariage,  p.  178. 

(2)  Morgan,  Ancient  Society,  455. 


INTRODUCTION.  XXXV 

par  d'autres  raisons  encore  provenant  de  l'exigence  même  de  la 
vie  nomade,  et  ayant  leur  sanction  dans  les  préceptes  de  la  re- 
ligion. On  comprend  que  dans  les  steppes  où  errent  de  nom- 
breux troupeaux  et  au  milieu  de  ces  populations  nomades  qui 
vivent  du  produit  de  leurs  bestiaux  et  dressent  leurs  tentes 
là  où  rberbe  est  abondante,  aucune  industrie  hôtelière  ne 
puisse  prendre  naissance,  et  Thomme  qui  voyage  y  eût  été  con- 
damné à  périr  si  on  ne  s'y  était  pas  montré  hospitalier. 

Les  coutumes  de  tous  les  peuples  de  l'anliquité  sont  favora- 
bles à  la  pratique  de  l'hospitalité.  Chez  bien  des  peuplades  et 
des  tribus  sauvages,  l'hospitalité  est  le  plus  sacré  des  devoirs, 
et  cela  chez  les  races  les  plus  diverses,  en  Asie  comme  en  Afri- 
que, en  Amérique  comme  en  Océanie.  Les  farouches  monta- 
gnards du  Caucase,  malgré  les  gueires  intestines  et  extérieures 
qu'ils  avaient  à  soutenir  presque  sans  trêve,  avaient  toujours 
le  plus  grand  égard  pour  tout  étranger  qui  réclamait  l'hospita- 
lité. La  meilleure  chambre  de  la  maison  ,  dans  la  plupart  des 
familles  des  Tchétchènes  et  Lesghfnes,  des  Osses  et  Svanes,  des 
Tartares  ,  des  Géorgiens  et  d'autres  peuples  du  Caucase  trop 
nombreux  pour  l'énumération  est  réservée  pour  recevoir  les 
kunaks  (amis). 

Que  de  fois,  dit  E.  Reclus,  en  parlant  des  Tchétchènes,  le  voya- 
geur n'a-t-il  pas  vu  des  bandes  de  cavaliers  descendre  vers 
lui  au  grand  galop,  du  haut  des  campements,  en  tirant  au-des- 
sus de  sa  tête  des  salves  de  coups  de  fusil  et  de  pistolet,  puis 
s'arrêter  court,  à  dix  ou  quinze  pas  de  distance,  et  saluer 
l'étranger  d'un  «  salamec  »  respectueux  (1). 

L'hospitalité  est  largement  pratiquée  par  les  Turkmènes,  dont 
le  métier,  pendant  longtemps ,  fut  le  brigandage  et  les  razzias. 
Chez  les  Galtchos  («  pauvres  diables  »  ou  «  les  malheureux  »), 
qui  habitent  le  versant  occidental  du  Pamir ,  l'hospitalité  est 
sacrée;  chacun  de  leurs  villages  renferme  une  maison  pour  les 
étrangers  (2). 


(1)  Géogr.  univers.  E.  Reclus,  t,  VI,  p.  150. 

(2)  Ibid.,  p.  465. 


XXXVI  INTRODUCTION. 

Même  les  habitants  de  la  péninsule  Kamlchatka,  les  Kamt- 
chadales,  malgré  la  misère  extrême  de  leur  existence,  sont  très 
hospitaliers  ;  leurs  maisons  d'hiver  et  d'été  sont  toujours  ou- 
vertes à  l'étranger  (1). 

Chez  les  habitants  de  la  froide  Laponie,  l'hospitalité  est 
sacrée  ;  selon  Reynard  et  de  récentes  recherches  faites  par 
N.  Kharusine,  sous  les  auspices  de  la  Société  des  Naturalistes, 
à  Moscou,  l'hôte  étranger,  dans  une  famille  lapone,  jouissait 
encore,  dans  les  seizième  et  dix-septième  siècles ,  du  privilège 
de  partager  le  lit  avec  la  maîtresse  du  logis  et  ses  filles  ;  son 
époux  se  croyait  offensé  s'il  s'y  refusait  (2). 

Les  Kalmouks  (ou  Telengout),  principaux  représentants  de 
la  race  mongole  dans  l'Altaï  septentrional,  sont  aussi  honora- 
blement connus  par  la  franchise  de  leur  hospitalité. 

Chez  les  Albanais,  qui,  de  tous  les  peuples  européens,  ont  le 
mieux  gardé  les  usages  anciens,  la  violation  de  l'hospitalité 
est  punie  de  mort  (3).  Les  Bosniaques,  ainsi  que  les  Serbes, 
sont  également  très  hospitaliers.  Les  habitants  de  la  Sardaigne 
sont  aussi  très  honorablement  connus  par  leur  large  hospita- 
lité. «  Quelle  que  soit  leur  pauvreté,  i»  ditE.  Reclus,  «  les  Sardes 
des  montagnes  exercent  les  vieilles  pratiques  de  l'hospitalité 
avec  une  véritable  joie  (4).  »  En  Asie,  les  Hindous  ont  été  de 
tout  temps  célèbres  par  leur  hospitalité  ;  «  ils  ne  savent  guère 
ce  que  c'est  que  de  refuser  à  manger  à  un  homme  qui  passe., 
en  quoi  ils  ont  conservé  la  coutume  des  premiers  temps,  »  dit 
un  voyageur  du  seizième  siècle  (5). 

La  Bible  nous  donne  quelques  exemples  de  l'hospitalité  telle 
qu'elle  a  été  pratiquée  chez  un  peuple  pasteur.  Lot,  ayant  vu 
deux  anges  s'approcher  de  sa  maison,  «  se  leva  pour  aller  au- 
devant  d'eux  et  se  prosterna  le  visage  en  terre.  »  Malgré  leur 


(1)  E.  Reclus,  Géog7\  univ.,  t.  VI,  p.  806. 

(2)  N,  Kharusine,  Russhie  Lopari.  Moscou,   1890. 

(3)  E.  Reclus,  Géogr.  univ.,  t.  J,  p.  191. 

(4)  Ibid.,  p.  598. 

(5)  La    Crequinière ,    Conformité    des    coutumes    des    l7idiens    orientaux. 
Bruxelles,  1704. 


INTRODUCTION.  XXXVII 

premier  refus  de  loger  dans  sa  maison,  «  il  les  pressa  tant  qu'ils 
se  retirèrent  chez  lui;  et,  quand  ils  furent  entrés  dans  la  mai- 
son, il  leur  fit  un  festin  »  (Genèse,  XIX,  1-3).  Un  autre  exem- 
ple sur  la  réception  d'un  étranger,  par  Laban ,  se  trouve  dans 
la  Genèse  (XXIV,  31-32). 

De  tous  les  peuples  modernes  qui  sont  sortis  de  l'âge  du  pa- 
triarcat, ce  sont  peut-être  les  Russes  qui  ont  conservé  le  plus 
fidèlement  les  anciennes  pratiques  de  l'hospitalité.  C'est  dans 
de  petites  villes  et  à  la  campagne  russes  qu'on  peut  encore 
rencontrer  d'assez  fréquents  exemples  de  gens  qui  se  ruinent 
à  force  d'exercer  de  l'hospitalité.  Cet  esprit  de  l'hospitalité  est 
pourtant  en  voie  de  décroissance  marquée. 

Fraternisation. 

Les  peuples  barbares,  qui  ne  connaissent  pas  d'autres  liens 
parmi  les  hommes  que  ceux  du  sang  et  cherchent  naturel- 
lement à  élargir  leurs  groupes  consanguins  pour  les  rendre 
plus  forts ,  admettent  la  fraternisation  comme  une  institution 
propre  à  lier  entre  eux,  à  l'égal  de  frères,  des  hommes  qui 
étaient  restés  jusqu'alors  étrangers  les  uns  aux  autres.  Chez 
les  Kirghiz,  on  devient  les  tamyrs  (confrères),  en  vue  de  jouir 
en  commun  des  biens  qui  appartiennent  séparément  à  chacun 
des  confrères ,  de  sorte  qu'il  est  admissible  d'y  voir  les  traces 
de  l'ancien  communisme ,  propre  aux  sociétés  fondées  sur  la 
filiation  par  les  femmes.  —  Le  tamyrmyk  (confrérie) ,  chez  les 
Kirghiz,  entraîne,  pour  les  parties  engagées ,  l'obligation  de  se 
prêter  mutuellement  les  objets  nécessaires  à  la  vie ,  de  faire 
échange  de  cadeaux  et  de  visites  sur  les  termes  de  la  plus 
grande  familiarité. 

Les  contrats  de  confraternité  sont  en  usage  chez  les  Kirghiz, 
les  Mongols,  les  Lapons,  ainsi  que  chez  les  tribus  sauvages  de 
l'Afrique,  chez  quelques  peuples  de  l'Europe,  les  Slaves,  les 
lUyriens,  les  Islandais,  ainsi  que  chez  les  Dajaks,  sur  l'île  de 
Bornéo.  Selon  H.  Spencer,  ils  ne  peuvent  êire  que  la  consé- 
quence du  désir  de  fortifier  la  famille.  Il   nous    semble  que 


XXXVlll  INTRODUCTION. 

rinslitution  de  la  confrérie  est  devenue  nécessaire  en  vue  de 
la  situation  précaire  où  se  trouve  l'homme  isolé  dans  une 
société  qui  ne  s'est  pas  encore  élevée  à  la  conception  du  droit 
de  l'homme.  Les  sauvages  cherchent  à  imiter  la  nature  dans 
leurs  manières  d'exprimer  le  lien  du  sang  (la  fraternité)  entre 
deux  hommes.  Le  serment  fraternel  chez  les  Vouanyamoùezi 
est  accompagné  de  la  cérémonie  de  rechange  du  sang.  Les 
nouveaux  frères  se  font  une  ouverture  à  Testomac,  s'arrosent 
mutuellement  de  leur  sang  et  en  boivent  quelques  gouttes. 
Parmi  certaines  peuplades,  les  deux  hommes  cfésirant  deve- 
nir frères  introduisent  réciproquement  dans  leurs  veines,  au 
moyen  d'une  incision,  quelques  gouttes  de  sang. 

Les  pactes  de  fraternisation  pratiqués  par  les  Lapons  sont 
accompagnés  de  l'échange  de  quelques  cadeaux,  ou  bien  de 
petites  croix  qu'ils  portent  sur  la  poitrine  (1). 

Chez  les  Albanais,  la  fraternité  de  choix  n'est  pas  moins  so- 
lide que  celle  du  sang  :  les  jeunes  gens  qui  veulent  devenir 
frères  se  lient  par  des  serments  solennels  en  présence  de  leurs 
familles,  et,  s'ouvrant  une  veine,  boivent  quelques  gouttes  du 
sang  l'un  de  l'autre  (2). 

Beaucoup  de  jeunes  Serbes,  après  s'être  éprouvés  mutuelle- 
ment pendant  une  année,  se  jurent  une  amitié  fraternelle  à  la 
façon  des  anciens  frères  d'armes  de  la  Scythie,  et  cette  frater- 
nité de  cœur  est  encore  plus  sacrée  pour  eux  que  celle  du 
sang  (3).  De  véritables  liens  de  fraternité  unissent  les  pâtres 
en  Sardaigne.  Ils  forment  les  cussorgie  sociétés  fraternelles), 
qui  offrent  un  modèle  de  déférence  réciproque,  de  justice  et 
d'égalité  (4).  La  même  coutume  subsiste  encore,  depuis  les 
temps  les  plus  reculés,  chez  les  Basques,  en  Espagne.  Chaque 
année,  les  communes  situées  sur  les  versants  opposés  des  mon- 
tagnes se  juraient  une  amitié  perpétuelle  (5). 


(1)  N.  Kharusine,  Les  Lapons  russes,  p.  258. 

(2)  E.  Reclus,  Géogr.  U7iiv.,  t.  I,  p.  186. 

(3)  Ibid.,  p.  286. 

(4)  Ibtd.,  p.  598. 

(5)  Ibid.,  p.  862. 


INTRODUCTION.  XXXIX 

Cette  dernière  espèce  de  confraternité  de  groupe  à  groupe 
d'hommes  est  pourtant  inconnue  aux  Kirghiz,  qui  ne  se  lient 
qu'individuellement;  mais,  ce  qui  peut  paraître  bien  curieux, 
c'est  qu'ils  admettent  les  liens  de  confraternité  entre  les  per- 
sonnes de  sexe  différent.  Même  une  femme  mariée  peut  avoir 
son  tamyr  ou  arifdasse  (favori),  avec  lequel  elle  est  sur  le  pied 
d'une  grande  intimité,  sans  que  son  époux  en  prenne  om- 
brage. Selon  les  relations  de  G.  Potanine  de  son  remarquable 
voyage  en  Mongolie  (1884-1887;,  des  pactes  de  fraternité  entre 
deux  ou  plusieurs  individus  de  même  sexe  et  de  sexe  différent 
sont  en  usage  chez  les  Mongols  de  l'Ordos,  qui  vivent  d'agri- 
culture. Quand  le  désaccord  règne  dans  un  ménage,  les  époux 
peuvent  «  conclure  une  fraternisation,  »  qui  met  fîn  aux  mau- 
vais procédés  mutuels  (1).  M.  Giraud-Teulon,  dans  son  ouvrage 
sur  les  origines  du  mariage,  que  nous  avons  cité  plusieurs  fois, 
remarque  que  l'idée  fondamentale  des  sociétés  barbares  sur  la 
consanguinité  comme  le  seul  principe  d'association  a  marqué 
l'esprit  humain  d'une  si  profonde  empreinte  que,  jusqu'à  nos 
jours,  d'innombrables  associations  d'hommes,  qui  n'ont  pas 
pour  but  la  reproduction,  ont  revêtu  la  forme  de  pseudo-familles, 
en  imitant  l'association  naturelle  des  parents.  Nous  pouvons 
juger  de  cette  vérité  par  les  coutumes  largement  répandues  chez 
plusieurs  peuples  de  la  race  slave,  comme,  par  exemple,  celle 
d'appeler  grand'mère  ou  grand-père  toute  personne  avancée  en 
âge,  mère  ou  père,  une  personne  d'âge  moyen,  sœur  ou  frère, 
une  jeune  personne.  Eu  Suisse  comme  en  Allemagne,  il  est 
aussi  d'usage  d'appeler  oncle  des  personnes  étrangères. 

Cette  empreinte,  laissée  sur  l'esprit  humain  par  l'idée  de  la 
famille  est  plus  forte  chez  les  nations  patriarcales  que  chez  les 
nations  policées;  aussi  voyons-nous,  chez  ces  dernières,  de 
grandes  fraternités  comme,  par  exemple,  les  tleûsh  circas- 
siennes,  qui  comprennent  plusieurs  milliers  de  membres, 
entre  lesquelles  le  mariage  est  interdit  (2).  De  même,  le  sen- 


(1)  Bulletin  de  la.  Société  de  géographie,  t.  IX,  p.  112. 

(2)  J.  Bell,  Journal  of  a  Résidence  in  Circassia,  1840,  t.  I,  p.  347. 


XL  .  INTRODUCTION. 

tinient  de  confraternité  naturelle  est  très  fort  chez  les  Kirghiz, 
et  c'est  à  ce  sentiment  qu'il  est  juste  d'attribuer  leurs  cou- 
tumes d'assistance  -et  de  secours  mutuels  dans  les  cas  où 
quelqu'un  s'est  profondément  endetté]  ou  bien  s'est  ruiné  en 
conséquence  d'une  fausse  plainte  en  justice  ou  d'une  condam- 
nation à  payer  le  prix  du  sang.  Dans  tous  ces  cas,  le  clan 
et  même  la  tribu  agissent  comme  membres  d'une  confrérie  où 
chacun^^  considère  de  son  devoir  d'apporter  son  obole  pour  le 
soulagement  du  malheureux.  Le  même  secours  fraternel  a  lieu 
dans  beaucoup  d'autres  cas,  comme  nous  le  verrons  plus  tard. 
La  fraternisation  chez  les  Islandais  et  d'autres  peuples  implique 
l'engagement  à  exercer  la  vengeance  l'un  pour  l'autre;  mais  tel 
ne  paraît  pas  être  le  caractère  de  confraternité  kirghiz. 

Usage  des  présents. 

Le  présent  était  primitivement,  selon  H.  Spencer,  un  moyen 
de  propitiation,  puis  il  devient  une  observance  sociale,  un  té- 
moignage d'amitié.  Chez  les  Kirghiz,  les  juges  reçoivent  habi- 
tuellement des  présents  des  deux  parties,  et  il  serait  certes 
erroné  d'y  voir  autre  chose  que  la  survivance  d'un  état 
inférieur. 

Au  Japon,  il  est  d'usage,  entre  égaux,  qu'à  une  première  vi- 
site dans  une  maison  l'on  remette  un  présent  au  maître,  qui 
donne  quelque  chose  d'égale  valeur  en  rendant  la  visite  (1). 
Chez  les  Kirghiz,  au  contraire,  c'est  le  visiteur  qui  vient  rece- 
voir les  présents  du  maître.  Nous  croyons  que  le  cadeau  peut 
bien  tirer  son  origine  de  la  communauté  des  biens  des  peuples 
primitifs ,  et  il  peut  avoir  la  signification  d'un  rachat  fait  par 
le  particulier  aspirant  à  posséder  en  propre  un  bien  qui,  selon 
le  droit  naturel,  appartenait  ou  devait  appartenir,  en  commun, 
à  tout  le  monde. 

Il  faut  certainement  examiner  la  ûature  de  l'occasion  qui 
donne  lieu  ii  l'offre  d'un  présent  pour  juger  de  son  caractère 

(1)  H.  Spencer,  Princ.  de  sociologie. 


INTRODUCTION.  XLI 

priaiitif.  Les  présents,  chez  les  Kirghiz,  sont  obligatoires  dans 
les  occasions  suivantes.  Les  enlrenietleurs  dans  les  affaires  du 
mariage,  ainsi  que  les  parents  qui  désirent  l'alliance,  se  doivent 
nautuellement  de  nombreux  cadeaux.  Le  promis  doit  des  ca- 
deaux à  sa  promise  et  au  nombreux  personnel  de  son  entou- 
rage, voire  même  à  toute  femme  qui  peut  lui  rendre  q^uelque 
service  de  près  ou  de  loin.  Ces  présents  ont  lieu  à  chaque  vi- 
site du  promis  chez  sa  promise,  et,  le  jour  du  mariage,  la  liste 
des  différents  cadeaux  que  le  nouveau  marié  doit  offrir  pour 
les  services  réels  ou  présumés  rendus  dans  cette  circonstance 
atteint  une  longueur  formidable. 

Les  membres  d'un  clan  doivent  des  cadeaux  à  la  fiancée  lors- 
qu'elle prend  congé  pour  se  rendre  dans  sa  nouvelle  famille. 

Les  tamyrs  (frères  par  choix)  se  doivent  des  cadeaux  à  cha- 
que visite  qu'ils  se  font  l'un  chez  l'autre. 

Le  présent  est  dû  pour  une  bonne  nouvelle  ;  il  est  obliga- 
toire, à  titre  de  récompense,  pour  une  trouvaille  restituée  à  son 
propriétaire  ;  mais  il  est  'surtout  d'usage  dans  de  nombreux 
rapports  d'intérêt  entre  les  personnes  de  fortune  et  de  rangs 
inégaux.  On  doit  des  présents  aux  juges,  aux  anciens,  aux 
chefs,  chaque  fois  qu'on  a  recours  à  leurs  services;  on  les  doit 
aux  pauvres  à  l'occasion  de  grandes  fêtes,  de  festins  de  fa- 
mille, ou  de  la  moisson.  Une  bande  de  guerriers,  en  rentrant 
d'une  expédition ,  chargés  de  butin ,  doit  des  présents  aux 
gens  de  leur  tribu  qui  viennent  à  leur  rencontre.  Un  homme 
qui  est  allé  au  marché  doit  des  cadeaux  à  ceux  de  sa  famille 
qui  sont  restés  à  la  maison;  un  juge  qui  vient  de  recevoir  un 
cadeau  doit  en  faire,  à  son  tour,  à  ses  proches;  un  homme 
qui  vient  de  se  revêtir  d'un  vêtement  neuf  ou  qui  vient  de 
déménager  doit  des  présents  aux  visiteurs  qui  lui  souhaitent 
du  bonheur.  On  doit  envoyer  un  présent  à  l'ami  dont  la  femme 
vient  d'accoucher,  etc.,  etc.  Dans  tous  ces  cas  et  bien  d'autres 
encore,  le  présent  porte  un  nom  spécial,  et  ce  serait  se  créer 
inévitablement  des  ennemis  que  de  refuser  de  faire  un  cadeau 
ou  d'en  recevoir  un  quand  cela  est  admis  par  l'usage. 

L'usage  de  présents  est  très  répandu  chez  maint  peuple  pa- 


XLII  INTRODUCTION.  ^ 

triarcal ,  à  commencer  par  les  peuplades  sauvages  de  l'Afrique 
centrale,  les  Indiens  de  l'Amérique  et  les  nombreuses  peupla- 
des de  l'Asie  Centrale.  Dans  l'Orient  tout  entier,  le  présent  est 
presque  toujours  l'accompagnement  indispensable  de  toute 
transaction  d'homme  à  homme. 

Chez  les  Indiens  de  l'Amérique  du  Nord,  le  présent  a  sou- 
vent lé  caractère  propitiatoire.  En  cas  de  meurtre,  on  offre 
soixante  présents  aux  parents  de  la  victime  au  nom  du  coupa- 
ble. S'ils  sont  acceptés,  l'affaire  est  considérée  comme  arran- 
gée, sinon,  on  doit  livrer  le  meurtrier,  qui  est  accepté  comme 
esclave;  et  quelquefois,  ce  qui  paraît  bien  étrange,  à  la  place 
même  de  celui  qu'il  vient  de  tuer  (1).  Après  la  mort  d'un  des 
leurs,  les  Indiens  distribuent  à  ses  amis,  comme  présents  ou 
souvenirs,  tout  ce  qui  lui  avait  appartenu  ;  et  le  désir  de  laisser 
après  la  mort  des  présents  à  ses  amis  est  si  grand,  que  l'on  se 
prépare,  dans  ce  but,  à  en  rassembler  longtemps  à  l'avance  (2). 

L'observation  qne  nous  avons  faite  à  l'égard  de  rhospilalité 
s'applique  bien  à  l'usage  en  question.  On  se  fait  encore  de 
nombreux  présents,  de  nos  jours,  chez  tous  les  peuples  policés 
et  dans  la  haute  société,  mais  ces  présents  y  ont  revêtu,  pour 
la  plupart,  un  caractère  frivole;  ce  sont  de  jolis  riens  qu'on 
échange  en  cadeaux  ;  quant  aux  dons  substantiels,  on  en  garde 
l'usage  en  dehors  des  sociétés  patriarcales,  surtout  dans  les 
masses  populaires  et  peu  cultivées  des  nations  qui  n'ont  pas 
avancé  beaucoup  dans  révolution  sociale.  L'usage  des  présents 
est  encore  en  très  grand  respect  chez  les  Slaves  orientaux. 

Tels  sont  les  traits  principaux  des  institutions  kirghiz  en 
commun  avec  les  peuples  à  l'âge  patriarcal;  mais  notre  sujet 
est  loin  d'être  épuisé,  et  il  faudrait  nous  livrer  encore  à  bien 
des  recherches  si  nous  voulions  faire  une  étude  complète  du 
droit  comparé  des  peuples  patriarcaux.  Ce  n'est  pas  notre  des- 
sein ;  mais,  pour  n'être  pas  trop  incomplet,  nous  ne  pouvons 
pas  nous  empêcher  de  dire  encore  quelques  mots  du  culte  des 


(1)  Père  Lafitau,  Mœurs  des  Sauvages. 

(2)  Ibid. 


INTRODUCTION.  XLIII 

ancêtres  généralement  considéré  comme  propre  aux  nations 
patriarcales. 

Culte  des  ancêtres. 

Nous  venons  de  mentionner,  en  dernier  lieu,  le  culte  des 
ancêtres  comme  un  trait  qui  caractérise  le  régime  patriarcal; 
mais,  à  notre  avis,  on  en  exagère  l'importance.  Il  est  vrai  qu'une 
tribu  patriarcale,  dont  la  parenté  est  basée  sur  la  filiation  par 
les  hommes,  respecte  ses  ancêtres,  qu'elle  en  garde  les  noms 
pour  les  appliquer  aux  clans  paternels  et  en  fait  mention  dans 
ses  légendes  ;  mais,  pour  arriver  à  en  faire  un  objet  de  culte, 
il  y  a  encore  une  grande  distance  à  parcourir. 

Lorsque  le  niveau  de  l'intelligence  et  du  progrès  social  est 
très  bas,  on  ne  trouve  pas,  selon  H.  Spencer,  d'idées  reli- 
gieuses, ni  de  culte  des  ancêtres,  ou  bien  il  n'en  existe  qu'une 
forme  peu  développée  (1).  Cette  opinion  paraît  être  justifiée  à 
l'égard  des  Kirghiz  ,  qui  respectent  bien  un  peu ,  mais  ne  font 
pas  grand  cas  de  leurs  morts.  Au  moins  n'hésitent-ils  jamais, 
dans  leur  vie  errante,  à  laisser  derrière  eux  les  lieux  où  leurs 
pères  sont  enterrés,  et  le  sable  du  désert  hésite  encore  moins  à 
en  faire  disparaître  les  derniers  vestiges. 

S'il  faut  croire  le  témoignage  recueilli  par  E.  Reclus  [Géogr. 
universelle,  t.  VI,  p.  455),  les  voisins  des  Kirghiz,  les  Kal- 
mouks,  au  sein  desquels  cependant  les  premiers  s'approvision- 
nent de  leurs  femmes,  n'ont  point  de  respect  pour  leurs  morts. 
«  Ils  ne  les  enterrent  presque  jamais;  et,  les  traînant  à  quel- 
que distance  du  campement,  les  laissent  à  l'abandon  sur  le 
sable.  > 

Les  Kirghiz  ont  plus  de  respect  pour  leurs  morts,  car  on  les 
enterre  en  présence  des  parents  et  des  amis;  on  récite  les 
prières  des  morts,  on  accomplit  des  rites  funèbres  qui  doivent 
effacer  les  fautes  des  trépassés  ,  on  récite  les  offices  des  morts 
le  septième,  le  quarantième  et  le  centième  jour  du  décès;  on 

(1)  H.  Spencer,  Princ.  de  sociologie,  t.  I,  p.  406. 


XLIV  INTRODUCTION. 

festoyé  beaucoup ;,  dans  toutes  ces  occasions,  en  nombreuse 
compagnie;  on  fait  des  distributions  d'aumônes  aux  pauvres, 
mais  ce  respect  ne  va  pas  beaucoup  plus  loin,  et  les  cimetières 
kirghiz  n'ont  que  de  rares  monuments,  sur  lesquels  sont  mar- 
qués, non  pas  les  noms  propres  des  décédés,  mais  le  totem  du 
clan  auquel  ils  ont  appartenu. 


Dans  l'élude  qui  précède ,  nous  avons  relevé  les  traits  pro- 
pres aux  institutions  kirghiz,  ainsi  qu'à  celles  d'autres  peuples 
vivant  sous  le  régime  plus  ou  moins  patriarcal.  Il  y  a,  cepen- 
dant, entre  le  droit  coutumier  des  Kirghiz  et  celui  des  différents 
peuples  qui  ont  fondé  la  civilisation  moderne,  d'autres  ressem- 
blances qui  n'étant  pas  particulières  au  régime  patriarcal,  déno- 
tent assez  clairement  que  l'évolution  des  sociétés  humaines 
s'accomplit  d'après  les  mêmes  lois  naturelles.  Ces  ressem- 
blances se  rencontrent  dans  les  coutumes  qui  régissent  la  pro- 
priété, ainsi  que  dans  les  lois  pénales;  mais,  pour  ne  pas 
grossir  oulre  mesure- cette  introduction,  nous  nous  contentons 
d'en  faire  quelques  indications  dans  les  notes  au  bas  des  pages. 

Il  ne  faudrait  pas  prendre  la  thèse  que  nous  avons  dévelop- 
pée ici  d'une  manière  trop  absolue.  Nous  croyons  avoir  esquissé 
les  particularités  du  régime  patriarcal,  mais  nous  sommes  loin 
de  considérer  comme  suffisamment  prouvé  que  de  telles  parti- 
cularités accompagnent  ou  ont  accompagné  constamment  tout 
état  ^social  qu'on  appelle  communément  état  patriarcal  ;  qu'il 
n'y  ait  rien  à  retrancher  dans  un  cas ,  ni  rien  à  ajouter  ou  à 
compléter  dans  un  autre.  La  science  de  notre  passé  n'est  pas 
encore  suffisamment  avancée  pour  qu'on  puisse  être  très  affir- 
matif  dans  une  question  de  telle  nature,  et  notre  ambition  ne 
va  pas  au  delà  du  désir  d'indiquer  d'une  manière  toute  som- 
maire et  approximative  l'ensemble  des  caractères  propres  à 
une  certaine  phase  dans  l'évolution  de  la  vie  sociale.  —  Il  ne 
s'agit,  du  reste,  dans  les  lignes  qui  précèdent,  que  d'établir  un 
certain  lien  commun  entre  les  institutions  des  Kirghiz  et  celles 
d'autres  peuples  qui  ont  habité  ou  qui  habitent  encore  le  globe. 


INTRODUCTION.  XLV 

Pour  terminer,  nous  voudrions  encore  dire  quelques  mois 
sur  l'avenir  des  Kirghiz.  La  question  de  savoir  si  cette  nation 
est  bien  capable  de  cultiver  la  terre  et  de  parvenir  à  une  ci- 
vilisation supérieure  est  assez  controversée;  mais,  selon  des 
autorités  que  nous  estimons  bien  haut,  celle  de  M.  de  Mid- 
dendorf,  par  exemple,  qui  s'est  occupé  des  Kirghiz  (1),  il  n'y  a 
guère  de  raison   de  douter  de  leur   persévérance  au   travail 
(première  condition  de  toute  civilisation)  quand  les  circonstances 
le  réclament.  Aimant  par  dessus  tout  l'indépendance ,   pleins 
d'une  ardeur  juvénile,  que  n'a  pas  ramolli  le  séjour  prolongé 
dans  l'air  renfermé  de  nos  villes,  ne  connaissant  ni  la  bride  de 
la  discipline  ni  le  joug  de  la  servitude,  ignorant  les  luttes 
d'ambition  et  d'influence  qui  divisent  les  classes  et  les  hommes 
de  la  société  moderne,  ils  sont  certainement  fort  attachés  à  leur 
vie  nomade  actuelle  ;  mais,  une  fois  sollicités  par  les  circons- 
tances impérieuses,  ils  trouveront  en  eux,  il  faut  bien  l'espérer, 
les  facultés  nécessaires  pour  s'adapter  à  une  nouvelle  existence, 
et  devenir  d'aussi  bons  agriculteurs  et  d'aussi  patients  indus- 
triels que  le  sont  devenus,  il  y  a  si  longtemps,  leurs  cousins 
les  Chinois.  Gela  est  déjà  arrivé,  en  partie,  à  plusieurs  d'entre 
eux,  qui  se  sont  faits  cultivateurs  sans  se  fixer  pourtant  défini- 
tivement à  demeure.  Fils  de  la  libre  nature,  ils  considèrent  en- 
core comme  un  malheur  la  nécessité  de  mener  la  charrue  (2); 
mais,  en  face  de  la  famine,  ils  n'hésitent  pas  et  finissent  par 
se  réconcilier  avec  leur  sort. 

Tout  ce  qui  est  à  désirer ,  c'est  que  ce  ne  soit  pas  la  faim 
seule,  mais  une  sage  prévoyance  qui  les  détermine  à  se  pré- 
parer de  bonne  heure  à  des  changements  qui  sont  devenus  iné- 
vitables par  suite  de  la  pénétration  de  l'influence  moderne. 

On  ne  saurait  assister  nulle  part  avec  une  complète  indiffé- 
rence à  ces  changements  profonds  que  doivent  subir  les  na- 
tions. Tous  les  peuples  de  la  terre  ne  forment  qu'une  seule  fa- 


(1)  A.  von  Middendorf,  Otcherki  Ferganslioy  doliny.  Petersb.,  1882. 

(2)  Le  mot  kirghiz  igneutchi  signifie,  en  même  temps  ,  pauvre  hère  et  agri- 
culteur. 


1 


XLVI  INTRODUCTION. 

mille  humaine,  et,  qu'on  le  reconnaisse  ou  non  ,  il  est  de  fait 
qu'un  progrès  ou  un  recul  de  tel  de  ses  membres  ne  saurait  se 
produire  sans  avoir  quelque  influence  sur  la  marche  générale 
de  la  civilisation  (t).  Dans  le  cas  qui  nous  occupe,  c'est  une 
grande  nation  chrétienne,  jeune  encore  et  elle-même  en  voie 
de  profondes  transformations,  qui  est  appelée  à  exercer  une  in- 
fluence décisive  sur  le  sort  d'un  peuple  conquis  par  ses  armes 
et  sa  supériorité  civilisatrice.  Ses  sentiments  chrétiens,  com.me 
ceux  de  l'humanité,  ainsi  que  la  sagesse  d'Etat,  commandent 
également  beaucoup  de  ménagements  dans  la  transition  pénible 
d'une  phase  de  l'évolution  à  une  autre.  C'est  pour  comprendre 
cette  vérité  qu'il  faut  étudier  attentivement  le  droit  de  toutes 
les  nations.  «  Le  droit  est  la  raison  universelle,  »  comme  a  dit 
Portails. 


(1)  Vico  et  Montesquieu  avaient  déjà  considéré  la  succession  des  générations 
hnmaines,  pendant  le  cours  des  siècles,  comme  ne  formant  qu'un  même  indi- 
vidu qui  subsiste  toujours  et  qui  apprend  continuellement. 


LE 


DROIT  COUTUMIER  DES  KIRGHIZ 


CHAPITRE  PREiMlER. 


Aperçu  général  :  l'étymologie,  l'origine  ethnique,  la  distribution,  les  derniers 
travaux  sur  les  Kirghiz,  l'œuvie  du  général  Grodekoff,  la  physionomie  phy- 
sique et  morale  du  Kirghiz,  le  caractère  de  la  société,  le  plan  à  suivre,  la 
tradition  sur  l'origine. 


Les  Kirghiz  forment  un  grand  peuple  nomade  pastoral  d'une  race 
mélangée  turco-mongole  ;  ils  occupent  avec  leurs  troupeaux  d'im- 
menses steppes  et  des  déserts  dont  la  superficie  égale  cinq  fois  celle 
de  la  France,  du  mont  d'Alexandre  (Alalali-Transilien)  jusqu'au  Kuën- 
lune  et  du  cours  supérieur  d'Amou-daria  jusqu'au  méridien  de 
Kuldja  en  Thian-chan.  Us  parlent  l'un  des  dialectes  de  la  souche  tur- 
que, le  djagataï  ou  l'ouïgour.  Les  Kirghiz  s'appellent  eux-mêmes  et 
sont  appelés  par  leurs  voisins,  à  l'exception  des  Russes,  Kasak  (Qua- 
zak,  turc,  Khasak ,  mongol,  Ha-za-khi,  chinois),  ce  qui  veut  dire 
«  libre,  vagabond,  brigand  »  et  aussi  «  célibataire.  »  Selon  une  autre 
étymologie,  kasak  serait  un  mot  composé  de  kas,  a  oie,  »  et  sag,  «  cor- 
beau, >  et  signifierait  au  figuré  *.  l'habitant  des  steppes  (1).  » 

Les  Russes,  et  après  eux  les  géographes  européens,  ont  donné  aux 
Kasaks  le  nom  des  Kirghiz,  probablement  par  extension  de  ce  nom, 
que  se  donne  la  peuplade  de  même  famille  des  Kasaks  qui  habite  les 
deux  versants  du  Thian-chan  et  qui  ressemble  beaucoup  à  ses  voisins 
des  plaines  au  point  de  vue  du  type,  de  la  langue  et  des  mœurs,  sauf 
un  mélange  plus  fort  avec  les  Mongols.  Ce  sont  les  Kyrk-ghys  ou  Kara- 
Kirghiz  (kirghiz  noir) ,  qui  ont  ainsi  servi  pour  les  Russes  du  proto- 
type pour  les  Kasaks,  et  que  le  nom  de  kyrk-ghys  «  quarante  filles  »  (2) 

(1)  Le  mot  russe  cosaque  est  probablement  de  la  même  origine  :  il  fut,  au 
début,  appliqué  aux  hommes  qui  avaient  fui  dans  les  steppes  du  midi  de  la 
Russie  et  se  déclarèrent  libres. 

(2)  Allusion  à  la  légende  d'après  laquelle  les  Kara-Kirghis  devraient  leur  ori- 

1 


2  LE    DROIT    COUTUMIER    DES    KIRGHIZ. 

est  deveou  générique  pour  les  nombreuses  tribus  pastorales  qui  habi- 
tent une  grande  partie  de  l'Asie  centrale.  Ces  nomades  auxquels,  pour 
éviter  la  confusion,  il  faut  donner  le  nom  desKirghiz,  sont  les  autoch- 
tones du  pays  qu'ils  parcourent.  Us  sont  mentionnés  par  les  his- 
toriens chinois  de  l'époque  des  Thang  (Vll-Xe  siècle  de  notre  ère),  et 
doivent  être  considérés  comme  descendants  de  ces  farouches  guerriers 
qui,  aux  treizième  et  quatorzième  siècles,  dévastèrent  l'Asie  et  l'Eu- 
rope. Eux-mêmes  se  considèrent  comme  les  proches  parents  de  ces 
peuplades  turques,  qui  portèrent  autrefois  le  nom  de  TchigataTet  qui 
actuellement  sont  nommés  Usbegs.  La  masse  principale  des  Kirghiz 
occupe  les  provinces  de  Turghai  et  Akmolinsk;  ils  sont  moins  nom- 
breux dans  les  provinces  de  Semipalatinsk ,  Semiretchinsk  et  Syr- 
Daria.  H  n'est  pas  facile  d'évaluer  exactement  leur  nombre.  Dans  la 
province  de  Syr-Daria,  on  en  compte  sept  cent  trente  mille;  il  doit  y  en 
avoir  au  moins  deux  fois  autant  dans  les  quatre  autres  provinces  de 
l'Asie  centrale  ;  il  y  en  a  encore  en  Chine  et  sur  le  territoire  d'Oren- 
burg.  L'étude  du  droit  des  Kirghiz  présente  un  intérêt  particulier.  Il 
y  a  d'autres  peuples  nomades  et  pasteurs  qui  ont  conservé  les  insti- 
tutions patriarcales,  mais  les  Kirghiz  sont  des  nomades  par  excel- 
lence; ils  changent  de  patrie  avec  la  plus  grande  facilité;  perdus  dans 
leurs  immenses  steppes,  ils  sont  restés  peut-être  les  plus  étrangers 
aux  influences  du  dehors,  et  ils  ont  gardé  ainsi  le  plus  fidèlement  les 
mœurs  et  les  institutions  typiques  de  la  vie  de  bergers  groupés  en 
tribus.  La  vie  et  les  mœurs  des  Kirghiz  ont  été  étudiés  par  plusieurs 
ethnographes,  Levchin,  Meyer,  Krassovski,  Tillo,  Kostenko,  Kho- 
rochkin,  Grebenkin,  Kharusin  et  autres.  M.  Elisée  Reclus  en  a  donné, 
dans  le  sixième  volume  de  sa  Géographie  universelle,  un  tableau  vi- 
vant ;  mais,  malgré  tous  ses  travaux  d'un  mérite  incontestable,  l'état 
juridique  des  Kirghiz  est  encore  très  peu  connu.  C'est  seulement  au- 
jourd'hui, grâce  au  travail  entrepris  par  le  général  GrodekofF,  gou- 
verneur militaire  de  la  province  de  Syr-Daria,  qu'il  devient  possible 
de  juger  en  connaissance  de  cause  de  l'état  social  et  juridique  des 
Kirghiz.  Le   vaillant  adjoint  du  général  Skobeleflf,   lors  du  célèbre 


gine  à  quarante  vierges  devenues  enceintes   par  l'immersion  de  leurs  doigts 
dans  l'écume  d'un  grand  fleuve. 


LA  PHYSIONOMIE  PHYSIQUE  ET  MORALE.  3 

siège  de  Geok-Tepe,  et  l'historien  des  guerres  de  Khiva  et  du  Turkes- 
tan,  vient  de  faire  un  précieux  recueil  des  témoignages  concernant 
les  Kirghiz,  leurs  coutumes  et  leur  conception  du  droit.  Ce  recueil, 
qui  a  été  recommandé  par  M.  Venukoff  au  congrès  géographique  tenu 
à  Paris  en  i889,  ne  constitue  pas,  à  proprement  parler,  une  œuvre 
littéraire  ou  scientifique,  —  la  forme  et  la  méthode  font  défaut;  — 
mais,  en  présentant  dans  leur  crudité  des  faits  et  des  affirmations 
positives,  M.  Grodekofif  a  permis  à  d'autres  d'y  trouver  les  éléments 
d'un  exposé  raisonné  du  droit  public  chez  les  Kirghiz.  En  cherchant 
à  faire  analyser  maintenant  pour  le  lecteur  français  qui  ne  connaît 
pas  le  russe,  les  matériaux  recueillis  par  M.  Grodekofif,  je  n'en  fais 
pas  la  critique  ;  je  résume  simplement,  dans  un  ordre  logique,  et  je 
cherche  à  mettre  d'accord  et  quelquefois  à  expliquer  les  documents 
contenus  dans  un  volume  de  cinq  cents  pages  in-4°.  Les  personnes  qui 
étudient  le  droit  public  comparé  trouveront  dans  ce  résumé,  à  chaque 
pas,  de  nombreux  rapprochements.  Pour  ne  pas  grossir  outre  mesure 
mon  exposé,  je  crois  devoir  m'abstenir  dans  le  texte  de  toute  allusion 
ne  concernant  pas  directement  les  Kirghiz  en  renvoyant  le  lecteur  à 
l'expose  du  régime  patriarcal  qui  précède  et  quelques  notes  acciden- 
telles; je  me  vois  également  obligé  pour  le  même  motif  d'éviter  les 
détails,  fort  intéressants  du  reste,  qui  abondent  dans  l'excellent  vo- 
lume composé  par  l'administrateur  russe.  Je  pense  rendre  par  mon 
petit  travail ,  nonobstant  ses  nombreux  défauts,  quelque  service  aux 
ethnographes  ainsi  qu'aux  juristes.  Les  premiers  y  verront  les  mœurs 
et  les  institutions  d'une  nation  peu  connue  ;  les  seconds  y  trouveront 
les  indications  propres  à  jeter  de  la  lumière  sur  t'origine  de  quelques 
institutions  en  Europe  et  sur  la  marche  du  progrès  accompli  dans  le 
domaine  du  droit  (1). 

Avant  d'entrer  dans  la  matière  que  contient  avec  tant  d'abondance 
l'ouvrage  de  M.  Grodekofif,  et,  pour  eu  apprécier  mieux  la  valeur,  il 
semble  utile  de  dire  quelques  mots  de  la  physionomie  physique  et 
morale  du  Kirghiz,  ainsi  que  du  caractère  général  de  la  société  qu'il 


(1)  J'ai  été  secondé  dans  mon  travail  par  M.  Ernest  Roguin,  professeur  de 
législation  comparée  à  l'Académie  de  Lausanne  ;  il  a  bien  voulu  se  charger  de 
reviser  quelques-unes  de  mes  épreuves,  et  je  me  tais  le  iilaisir  do  lui  exprimor 
ici  ma  reconnaissance. 


4  LE    DROIT   COUTUMIER    DES    KIRaHIZ. 

a  réussi  à  former  et  qui  subsiste  sans  beaucoup  de  changements, 
jusqu'à  ce  jour.  D'abord,  voici  ce  que  dit  M.  Elisée  Reclus,  au  point  de 
vue  physique  :  Ils  ont  le  corps  trapu,  le  cou  gros  et  court,  le  crâne  large  et 
peu  élevé,  la  face  aplatie,  les  pommettes  saillantes,  le  nez  épaté,  les  yeux  pe- 
tits et  obliques,  la  barbe  rare,  la  peau  basanée,  souvent  d'un  brun  sale  (1). 
L'image  n'est  pas  flatteuse,  certes  ;  mais  au  fond,  le  Kirghiz,  même  à 
notre  point  de  vue,  n'a  point  une  figure  aussi  repoussante  qu'on  serait 
tenté  de  le  penser.  Il  tient  un  peu  du  Kalrauk,  qui  n'est  pas  beau; 
mais  il  tient  davantage,  surtout  quand  il  est  noble  (l'os  blanc),  du 
Turc,  qui,  physiquement,  est  un  bel  échantillon  du  genre  humain. 
Avec  ses  petits  yeux  un  peu  obliques  et  ses  pommettes  saillantes,  le 
Kirghiz  a  souvent  de  la  dignité  dans  ses  traits,  de  l'intelligence  et  du 
feu  dans  son  regard,  de  la  bonhomie  dans  son  expression.  Les  jeunes 
filles  kirghiz  ne  manquent  pas  de  gentillesse,  et  les  jeunes  garçons 
sont  presque  jolis.  Au  point  de  vue  moral,  le  Kirghiz  n'est  pas  anti- 
pathique; sans  doute  il  est  rude,  sensuel,  grossier,  n)alpropre,  plein 
de  préjugés  ;  il  n'a  pas  des  notions  bien  définies  touchant  ses  devoirs 
envers  son  prochain;  il  n'a,  à  proprement  parler, du  respect  que  pour 
la  force;  mais  il  est  d'humeur  paisible.  Il  vénère  ses  parents,  ses  an- 
cêtres et  sa  tribu  ;  il  est  hospitalier  ;  il  est  un  ami  fidèle  ;  il  aime  la 
liberté  et  l'indépendance  ;  il  n'hésite  pas,  dans  son  courage,  à  venger 
ses  torts  et  ceux  de  ses  proches  et  il  a  du  bon  sens  et  de  la  magnani- 
mité ;  il  sait  s'entendre  avec  ses  ennemis  et  faire  trêve  aux  hosti- 
lités ;  il  se  montre  quelquefois  persévérant  et  travailleur  (2).  Pour  se 

rendre  compte  du   caractère  général  de  la  société  kirghiz,  il   faut 
se  rappeler  surtout  que  ce  sont  des  bergers  qui  ne  sont  pas  sortis  de 

l'état  patriarcal  où  la  famille  est  le  seul  prototype  de  l'organisation 

sociale.  Les  Kirghiz  ne  connaissent  ni  l'individualisme,  qui  a  trouvé 

son  expression  dans  la  déclaration  moderne  des  droits  de  l'homme,  ni 

le  socialisme,  produit  de  la  puissance  acquise  par  les  classes  ouvrières 

des  démocraties  européennes.  Us  n'ont  qu'une  idée  bien  vague  de  la 


(1)  E.  Reclus,  Géographie  univ.,  t.  VI,  p.  445. 

(2)  A.  Middendorf,  membre  honoraire  de  l'Académie  des  sciences  à  Saint- 
Pétersbourg,  qui  a  eu  l'occasion  d'étudier  les  Kirghiz,  en  fait  dans  son  ouvrage, 
Esquisse  de  la  vallée  de  Ferghana,  le  caractéristique  moral  suivant  :  sincérité 
d'un  cœur  droit,  curiosité  et  babillage  enfantins,  intégrité  gâtée  par  la  légè- 
reté, insouciance  et  crédulité,  pureté  des  mœurs  (Saint-Pétersbourg,  1882j. 


l'ancienneté  du  droit  coutumier.  5 

nation,  mais  tout  enfant  kirghiz  connaît  bien  les  noms  de  ses  nom- 
breux ancêtres.  Les  Kirghiz  luttent  pour  l'existence  en  famille,  et  ils 
n'ont  pas  eu  encore  à  souffrir  beaucoup  de  l'intervention  de  l'Etat  (1). 
Ils  se  divisent  en  groupes  naturels,  ayant  chacun  pour  lien  l'affection 
de  parenté  et  le  respect  pour  les  aînés.  D'abord,  c'est  la  horde,  dont 
chacun  croit  avoir  un  ancêtre  commun;  puis  c'est  la  tribu,  dont  le 
chef  est  le  patriarche;  puis  viennent  les  subdivisions,  les  clans  où 
chacun  a  sa  marque  et  son  cri  de  ralliement  particuliers,  et  enfin,  la 
famille  propre,  plus  ou  moins  nombreuse,  dont  le  chef  est  le  maître. 
En  dehors  de  sa  famille  ou  de  ses  tribus,  où  il  cherche  protection  et 
où  son  individualité  disparaît,  le  Kirghiz  n'a  du  respect  que  pour  la 
force,  qui  s'impose  à  lui  sous  deux  formes  différentes.  Contre  les  es- 
prits malins  n'ayant  pas  de  corps  visibles,  il  a  ses  pratiques  reli- 
gieuses et  ses  sorciers  auxquels  il  obéit,  parce  qu'il  les  croit  capa- 
bles de  conjurer  le  mal;  contre  la  méchanceté  des  hommes,  il  a 
ses  coutumes  qui  règlent  la  vie  de  chacun  et  garantissent  la  stabilité 
des  choses,  que  ses  ancêtres  ont  fidèlement  observées  et  auxquelles  il 
se  soumet  volontiers  s'il  ne  veut  pas  que  les  juges,  les  aînés,  la  tribu 
entière  ne  lui  en  impose  le  respect  et  l'observation  par  des  amendes 
et  même  par  de  cruelles  punitions. 

A  en  juger  par  la  coutume  des  Kirghiz,  que  nous  allons  étudier, 
nous  avons  lieu  de  croire  que  l'on  se  trouve  en  face  d'un  peuple 
très  ancien,  qui  s'est  admirablement  préservé  des  influences  étran- 
gères et  qui  est  peut-être  le  plus  conservateur  du  monde  (2).  La 
haute  ancienneté  de  la  coutume  ou  sangue  des  Kirghiz  est  notamment 
démontrée  par  plusieurs  points  communs  qu'elle  a  avec  la  coutume 


(1)  Herbert  Spencer  prend  les  Kirghiz  comme  type  de  la  paresse  {Princ.  de 
sociologie,  t.  I,  p.  87),  mais  cette  opinion  du  célèbre  philosophe  anglais  est 
infirmée  par  d'autres  témoignages,  A.  do  Middcndorf,  entre  autres,  qui  a  trouvé 
les  Kirghiz  d'une  grande  persévérance  au  travail.  Mais  H.  Spencer  nous  paraît 
être  dans  le  vrai  en  rangeant  la  race  trapue  des  Kirghiz  ,  avec  leurs  jambes 
minces,  grêles  et  courtes,  parmi  les  types  d'organismes  précoces,  qui  deman- 
dent moins  de  temps,  pour  arriver  à  leur  forme  complète,  que  les  types  les  plus 
développés  et,  par  conséquent,  supérieurs. 

(2)  Aversion  de  la  nouveauté  est,  du  reste,  à  un  degré  éminent,  le  caractère 
de  l'homme  non  civilisé.  Le  système  nerveux  plus  simple,  la  perte  plus  précoce 
de  plastiQité  rend,  selon  l'avis  de  Herbert  Spencer,  un  tel  homme  moins  capa- 
ble de  se  faire  à  de  nouvelles  manières  d'agir. 


6  LE   DROIT   COUTUMIER    DES   KIRGHIZ. 

de  beaucoup  d'autres  peuples,  à  commencer  par  ceux  de  la  Sibérie, 
comme  les  Tûngouses,  les  Jacoutes,  les  Bûriates  et  autres,  qui  vivent 
depuis  très  longtemps  séparés  des  Kirghiz,  et  à  finir  par  les  Arabes, 
les  Kurdes,  les  Osses,  qui  auraient  pu  avoir  des  rapports  avec  les 
Kirghiz  depuis  des  temps  encore  plus  reculés  (1).  Voici  quelques-uns 
de  ces  points  communs  :  La  division  en  tribus;  —  l'achat  de  filles  en 
mariage;  —  la  sujétion  de  la  jeune  fille  non  pas  à  la  famille,  mais  à  la 
tribu  toute  entière;  ~  l'échange  des  filles;  —  le  serment  purgatoire; 
—  la  composition  pour  le  vol  ;  une  aggravation  de  la  composition 
pour  la  récidive,  et  l'expulsion  pour  le  quatrième  vol.  Le  passage  de 
la  succession  paternelle  à  un  seul  enfant  non  émancipé  ;  —  la  re- 
cherche en  mariage  en  bas  âge;  —  l'exclusion  des  femmes  du  droit 
de  propriété,  sauf  à  l'égard  de  leurs  objets  de  toilette;  —  le  rempla- 
cement d'une  fiancée  décédée  par  sa  sœur  ;  —  le  mariage  de  la  veuve 
avec  le  parent  de  son  défunt  mari  ;  —  l'obligation  des  présents  pour 
les  bonnes  nouvelles. 

L'ancienneté  de  la  coutume  kirghiz  ressort  aussi  de  son  caractère 
d'une  extrême  et  brutale  simplicité,  et  du  peu  de  cas  qu'elle  fait  de 
la  notion  abstraite  du  droit.  Les  Kirghiz  ne  possèdent  pas  même  dans 
leur  langue  de  mot  synonyme  de  notre  terme  de  droit.  Le  mot  qui 
s'en  rapproche  le  plus,  chak,  signifie  «  dieu,  vérité,  »  et  a  le  droit  de 
recevoir  quelque  chose.  »  Aussi,  dans  leur  droit  eoutumier,  les  Kir- 
ghiz ne  font  pas  de  distinctions  expresses  entre  la  vie  privée  et  pu- 
blique, les  devoirs  moraux  et  les  obligations  civiques,  les  punitions 
paternelles  et  les  condamnations  judiciaires,  etc. 

Après  ce  rapide  coup  d'oeil  sur  la  physionomie  des  Kirghiz  et  sur 
le  caractère  général  de  leur  société ,  il  convient  d'étudier  leur  droit 
eoutumier  dans  l'ordre  particulier  que  voici.  Après  de  courtes  remar- 
ques concernant  l'origine  des  Khirghiz,  d'après  leur  tradition  et  leur 
distinction  des  classes,  nous  parlerons  de  la  tribu  comme  formant  la 


(1)  Nous  admettons,  du  reste,  comme  on  a  pu  le  voir  dans  notre  introduction, 
que  la  similitude  des  institutions  sociales  des  tribus  diverses  n'implique  pas 
nécessairement  leur  origine  commune;  mais  l'analogie  entre  le  droit  eoutumier 
des  Kirghiz  et  celui  de  quelques  peuplades  habitant  la  Sibérie  touche  à  des  dé- 
tails qu'on  ne  saurait  exidiquer  qu'en  supposant  que  toutes  ces  peuplades  ne 
formaient  pas  toujours  des  nations  distinctes. 


LES    ORIGINES.  7 

base  de  leur  organisation  sociale  ;  nous  traiterons  ensuite  la  famille  et 
tout  ce  qui  s'y  rapporte  directement,  c'est-à-dire  l'achat  d'une  femme, 
la  conclusion  du  mariage  et  la  position  des  femmes.  Nous  parlerons 
ensuite  de  l'hospitalité  comme  d'une  institution  nationale  appelée  à 
rendre  les  Kirghiz  solidaires.  Nous  envisagerons  ensuite  les  coutumes 
qui  règlent  la  conduite  des  Kirghiz  dons  le  domaine  qui ,  chez  les  na- 
tions civilisées,  est  l'objet  des  lois  rurales  et  commerciales,  par  exem- 
ple l'usage  de  la  terre  et  de  l'eau,  les  biens  communs,  le  trafic,  le  prêt 
d'argent,  Vamanat  ou  dépôt,  le  don,  le  rapport  entre  le  patron  et  l'ou- 
vrier, la  disposition  des  objets  trouvés.  Nous  terminerons  enfin  par 
l'exposé  de  quelques  usages  qui  caractérisent  les  rapports  sociaux 
des  Kirghiz. 

Origines  d'après  la  tradition.  —  Les  Kirghiz  disent  appartenir  à  la 
race  Usbegs  (Euzbegs,  Ouzbegs),  dont  une  nation,  héritière  présumée 
de  la  horde  d'or,  dominait  les  bassins  du  Syr  et  de  l'Amou  avant 
l'arrivée  des  Russes.  D'après  une  tradition ,  très  répandue  chez  les 
Kirghiz  ,  leur  ancêtre  serait  Alash  .  le  contemporain  d'Alash-Khan,  le 
maître  d'Usbegs.  Trois  détachements  de  cavaliers  célibataires  auraient 
été  envoyés  par  Alash-Khan,  sous  les  ordres  d'Alash,  pour  garder  les 
frontières  de  son  Etat.  Privés  de  femmes,  ces  cavaliers  auraient  su, 
en  parlant  de  leur  richesse ,  attirer  chez  eux  trois  cents  familles  de 
vagabonds  (doly  ou  tziganes);  ils  auraient  fait  tuer  les  hommes  par 
la  main  de  leurs  femmes  et  se  seraient  emparés  de  ces  dernières  pour 
fonder  de  nouvelles  familles.  Après  la  mort  de  leur  père,  les  trois  fils 
d'Alash.  Baychura,  Djanchura  etKarachura,  furent  reconnus,  chacun, 
comme  chef  d'un  des  trois  détachements  qui  formèrent,  dès  lors,  le 
noyau  de  trois  hordes.  Se  trouvant  trop  nombreux,  les  descendants 
d'Alash  se  dispersèrent,  la  grande  horde  (Oulû-use)  se  rendit  vers  le 
Thian-chan  et  au  sud  du  lac  Balkach;  la  horde  moyenne  (Orta-use), 
au  nord  du  Turkestan,  et  la  petite  horde  (Kschi-use),  qui  est  devenue 
la  plus  importante  par  son  nombre  à  l'Ouest,  vers  les  frontières  de  la 
Russie.  Cette  tradition  n'explique  pas  la  provenance  de  la  horde 
Boukeyëëf  ou  Boukeyevskaya,  qui  campe  dans  les  steppes  d'Orenburg, 
à  l'ouest  du  fleuve  Oural ,  et  compte  environ  deux  cent  mille  indivi- 
dus. Quant  aux  Karakirghiz  ou  Kirghiz  noirs  et  qui  s'appellent  Kyrk- 
ghys,  ils  ont  sur  leur  origine,  comme  nous  l'avons  déjà  mentionné  à 


8  LE    DROIT    COUTUMIER    DES    KIR&HIZ. 

propos  de  leur  nom ,  une  tradition  plus  poétique.  Leur  ancêtre  vien- 
drait du  mirage.  Il  a  épousé  une  fille  Kirghiz,  dont  il  eut  une  fille,  à 
laquelle  il  attacha  quarante  servantes  vierges.  En  contemplant 
l'écume  chassée  par  un  grand  fleuve,  les  vierges  auraient  un  jour  en- 
tendu ces  paroles  :  «  Ceci  est  vrai  et  cela  est  vrai;  »  ayant  plongé, 
par  curiosité,  leurs  doigts  dans  l'écume  et  après  les  avoir  léchés,  les 
vierges  auraient  constaté  qu'elles  étaient  enceintes.  Chassées  dans  les 
montagnes  par  le  maître,  elles  y  auraient  trouvé  des  aliments  et  elles 
auraient  donné  le  jour  à  quarante  fils  et  quarante  filles;  par  la  suite, 
les  jeunes  gens  se  seraient  mariés  entre  eux  et  ils  auraient  formé 
ainsi  le  noyau  du  peuple  Karakirghiz,  qui  a  persisté  à  vivre  dans  les 
monl.ignes.  Quelques-unes  des  tribus  de  ces  Kirghiz  ,  appelés  aussi 
«  Dikotammeny-Kirghiz  »  sont  devenues  célèbres.  La  tradition  con- 
cernant l'origine  des  Kirghiz  et  surtout  celle  qui  a  trait  aux  commen- 
cements des  Karakirghiz  sont  bien  de  nature  à  justifier  la  supposition 
qu'elles  datent  de  temps  reculés,  alors  que  la  femme  ne  se  trouvait 
pas  encore  sous  la  dépendance  de  l'homme.  Dans  le  premier  cas ,  les 
trois  cents  femmes  tuent  leurs  premiers  maris  pour  en  prendre  d'au- 
tres; dans  le  second  cas,  l'homme-ancêtre  n'est  qu'un  mirage,  une 
illusion  trompeuse,  ei  ce  sont  les  quarante  vierges  qui  donnent  nais- 
sance à  toute  une  nation.  C'est  ainsi,  semble-t-il,  que  devait  se  repré- 
senter ses  origines  une  nation  qui,  avant  de  former  la  famille  agnali- 
que,  a  passé  par  le  régime  de  matriarcat  où  les  enfants  ne  connaissaient 
que  leurs  mères  et  où  on  ne  pouvait  avoir  d'autres  notions  de  parenté 
que  celle  par  les  femmes. 


CHAPITRE  II. 


Distinctions  sociales,  la  tribu  et  le  clan,  la  famille,  le  mariage-achat,  prix  de 
la  fiancée  (kalym),  visite  chez  la  fiancée  (oruntaï). 


Distinctions  sociales.  —  Les  Kirghiz  n'ont  point  de  classes  :  ils  se 
reconnaissent  tous  nobles  d'origine;  leur  gloriole  aristocratique  est 
grande,  parce  que  chacun  doit  connaître  les  noms  de  ses  ancêtres, 
mais  ils  admettent  des  distinctions  sociales  :  le  droit  de  préséance,  le 
droit  sur  tel  ou  tel  autre  morceau  des  viandes  servies  aux  festins  ;  à  cet 
effet .  il  y  a  deux  grandes  divisions  du  peu[)le  :  ak-sujek  (os  blanc)  et 
kara-sujek  (os  noir).  Les  ak-sujek  sont  les  descendants  des  Khans,  qui 
ont  jadis  régné  dans  les  steppes,  ainsi  que  les  descendants  du  Tchin- 
ghis-Khan,  du  Khalif  Abbas,  qui  sont  appelés  «  Turia ,  »  et  les  des- 
cendants des  disciples  de  Mahomed,  qui  portent  le  nom  de  Seïde  et 
Khodji.  Les  Kara-sujek  comprennent  le  reste  du  peuple,  dont  les  mem- 
bres sont  distingués  selon  leur  âge,  leur  sexe,  leur  tribu  et  aussi  se- 
lon le  nombre  d'ancêtres,  dont  chacun  d'eux  puisse  se  prévaloir.  Il 
n'y  a  pas  de  privilèges  légaux  attachés  aux  sens  de  1'  «  os  blanc  ;  » 
on  leur  montre  du  respect* et  de  la  prévenance,  on  leur  assigne  les 
places  honorifiques  et  les  morceaux  choisis  aux  festins;  mais  on  leur 
demande  d'être  également  polis  envers  tout  le  monde  ,  de  crainte  de 
perdre  l'estime  publique.  Les  jeunes  gens  de  l'os  blanc  et  de  l'os  noir 
s'allient  sans  difficulté.  Les  Kirghiz  possédèrent  autrefois  des  esclaves 
étrangers  appelés  Kiimdy  tngan  hala  (fils  nés  habillés) ,  mais  les  Rus- 
ses les  ayant  affranchis,  ceux  d'entre  eux  qui  n'ont  pas  voulu  re- 
tourner dans  leur  foyer  se  sont  assimilés  aux  Kirghiz  ou  ont  été  adop- 
tés par  eux. 

La  tribu.  —  Les  Kirghiz,  comme  nous  l'avons  dit,  se  divisent  en 
tribus  plus  ou  moins  puissantes,  dont  les  membres  ou  les  familles 


10  LE    DROIT    CÛUTUMIER    DES    KIRGHIZ. 

sont  très  étroitement  solidaires.  La  tribu  se  divise  en  clans  ou  «  gens  > 
et  en  groupes  de  cinquante  à  cent  familles  qui  constituent  des  cam- 
pements; pour  désigner  la  tribu,  les  Russes  emploient  le  mot   «  co- 
leno;  «   pour  désigner  le  clan  ou  la  c  gens,  »  ils  se  servent  du  mot 
€  rod,  »  mais  il  y  a  beaucoup  de  confusion  dans  ces  désignations.  Tan- 
dis que  dans  le  livre  de  M.  Grodekoff  les  Naïmans,  les  Arghyns,  les 
Kyptchaks  sont,  par  exemple,  dénommés  comme  autant  de  «  rody ,  » 
dans  une  autre  œuvre  de  caractère  officiel  {La  province  de  Syr-Daria, 
Saint-Pétersbourg,  1887),  ils  apparaissent  comme  des   «  colenos ,  » 
c'est-à-dire  tribus  subdivisées  en  clans.   Le  clan  ou  la  «  gens  »  (la 
lignée  des  Juifs)  est  un  corps  de  consanguins,  ou  réputés  comme  tels, 
de  moindre  étendue  que  la  tribu.  Les  membres  du  même  clan  ne 
s'entremarient  pas,  sauf  erreur,  et  il  y  a,  en  conséquence,  lieu  d'assi- 
miler cette  institution  aux  clans  qu'on  rencontre  aux  débuts  de  l'his- 
toire de  toutes  les  races  humaines ,  à  l'exception  des  Polynésiens.  — 
Les  «  gens  »  ont  chacune  un  «  totem  »  (tamga)  distinct;  elles  ont  éga- 
lement chacune   leur  cri    de  guerre  ,  qui   est  le   nom   de   l'ancêtre 
commun   de    sept   à    dix    générations   ascendantes.    C'est    au    sein 
de    sa    tribu   ou    de   son   clan    qu'un    Kirghiz    cherche    l'appui    et 
c'est  la  tribu  ou  le  clan  qui  ,  en   accordant   cette   protection ,   en 
accepte   les  bénéfices  et   les    périls.    Le   Kirghiz   vit  dans   et   pour 
sa  tribu;  il  ignore  la  responsabilité  individuelle.  Un  serment  justifi- 
catif est  imposé  non  pas  à  l'inculpé,  mais  à  des  hommes  de  sa  tribu. 
Une  amende  judiciaire  est  payée  ,  non  par  l'individu  reconnu  coupa- 
ble, mais  par  sa  tribu  et  en  faveur  d'une  autre  tribu,  dont  on  a  lésé 
les  intérêts.  En  cas  du  non  payement  du  prix  du  sang  (khun),  on  tue, 
non  pas  nécessairement  l'assassin,  mais  quelqu'un  de  sa  tribu.  Une 
fiancée  est  censée  appartenir  dans  un  sens  non  pas  à  l'individu,  mais 
à  la  tribu  entière.  Une  femme  restée  veuve  appartient  de  droit  au 
proche  parent  de  son  défunt  mari  et  une  femme  divorcée  ne  peut 
choisir  un  autre  mari  que  dans  la  tribu  à  laquelle  a  appartenu  le 
décédé.  La  tutelle  des  femmes  et  des  enfants  reste  toujours  dans  les 
mains  de  leur  tribu.  On  accueille  les  visiteurs  selon  l'importance  de 
leur  tribu  et  le  nombre  de  leur  parenté.  On  ne  peut  pas  passer  d'une 
tribu  à  l'autre  et  la  filiation  ne  se  fait  qu'au  sein  de  la  même  tribu. 
Le  chef  d'une  tribu,  le  patriarche  (ak-sakal  ou  barbe  blanche),  est  un 


LA  FAMILLE.  11 

homme  riche  et  considéré;  c'est  parmi  les  ak-sakal  qu'on  choisit  les 
chefs  de  campement  et  ils  se  maintiennent  à  leurs  postes  à  condition 
d'appartenir  à  la  tribu  la  plus  forte.  Toute  décadence  de  l'institution 
de  tribu,  pierre  angulaire  de  la  société  kirghiz,  est  suivie  de  désordre, 
de  luttes  intestines,  même  de  l'anarchie.  «  Il  vaut  mieux  être  un  ber- 
ger dans  sa  tribu  qu'un  tzar  chez  des  étrangers.  »  Par  des  considéra- 
tions politiques ,  les  Russes  ont  cherché  à  affaiblir  l'importance  de  la 
tribu  chez  les  Kirghis.  Par  la  loi  de  1867,  ils  leur  ont  imposé  une  di- 
vision territoriale  à  l'encontre  de  leur  division  en  tribus,  il  s'est  pro- 
duit alors  une  certaine  désagrégation  de  ce  corps  social;  mais,  en 
émigrant  d'un  arrondissement  à  l'autre,  les  Kirghiz,  qui  se  déplacent 
très  aisément,  ont  trouvé  le  moyen  d'éluder  en  partie  les  conséquences 
de  cette  mesure  (1).  A  l'heure  actuelle,  l'importance  de  la  tribu,  chez 
les  Kirghiz,  est  encore  très  grande;  il  y  a  des  tribus  qui  comptent  jus- 
qu'à mille,  quatorze  cents  et  même  dix-huit  cents  familles  ou  kibitka 
(tentes  en  feutre).  La  composition  moyenne  d'une  tribu  est  de  300 
à  350  kibitka. 

La  famille.  —  La  famille  est  fortement  constituée  chez  les  Kirghiz, 
et  l'idée  de  famille  est  l'idée  maîtresse  de  leur  organisation  sociale.  Le 
père  est  le  synonyme  de  maître,  et,  selon  un  dicton,  le  fils  devant  son 
père  est  comme  un  esclave  devant  son  maître.  La  femme  doit  à  son  époux 
une  soumission  absolue,  elle  doit  faire  le  travail  que  lui  impose  son 
seigneur  et  il  lui  est  défendu  de  murmurer.  L'autorité  maternelle  est 
presque  nulle;  on  obéit  à  la  mère  par  crainte  du  père,  pourtant  la 
désobéissance  des  fils  est  punie  par  le  père  ,  celle  des  filles  par  la 
mère.  Pour  les  graves  ofifenses  envers  leurs  parents  ,  les  enfants  sont 

battus  et  châtiés  publiquement. 

La  parenté,  du  côté  paternel,  est  très  respectée;  on  la  poursuit 

jusqu'au  quarantième  degré,  et  on  est  tenu  de  connaître  ses  ancê- 


(1)  L'action  du  gouvernement  russe  est  bien  de  nature  pourtant  à  amener 
une  transformation  rapide  dans  les  mreurs  patriarcales  des  Kirghiz ,  parce 
qu'elle  substitue  aux  rapports  de  familles  à  familles ,  fondés  sur  les  liens  du 
sang  ■  qui  est  le  propre  du  régime  du  patriarcat ,  les  institutions  basées  sur  le 
territoire  et  sur  la  propriété  ,  qui  est  le  propre  des  Etats  politiques.  Les  an- 
ciennes tribus  grecques  ou  latines  inaugurèrent  l'Etat  moderne  en  établissant 
des  circonscriptions  territoriales  (le  dcme)  qui  répartissaient  les  citoyens  en 
divisions  indépendantes  de  leur  «  gens  »  ou  de  leur  tribu. 


L 


12  LE    DROIT    COUTUMIER    DES    KIRGHIZ. 

très  (<),  La  parenté  dans  la  lignée  maternelle  a  moins  d'importance; 
néanmoins,  un  père  ne  peut  pas  épouser  la  mère  de  sa  bru  ;  de 
même,  deux  frères  ne  sauraient  épouser  deux  sœurs.  Mais  la  veuve 
peut  se  marier  avec  son  beau-fils ,  ainsi  qu'avec  le  frère  de  son 
beau-père  (2).  La  femme  doit  se  marier  dans  sa  tribu,  à  laquelle  elle 
appartient  comme  une  espèce  de  bien  commun,  ce  qui  peut  être  consi- 
déré comme  la  conséquence  lointaine  du  droit  communiste  que,  dans 
les  communautés  sauvages,  les  hommes  de  la  même  phratrie  ou  du 
même  groupe  avaient  sur  la  femme  d'un  autre  groupe  de  la  classe 
conjugale. 

Il  paraît  ({ue,  dans  ces  limites,  le  droit  de  la  femme  kirghiz  à  choi- 
sir son  mari  est  plus  étendu  que  celui  de  l'homme  pour  le  choix  de  sa 
femme.  L'homnie,  par  exemple,  ne  peut  pas  épouser  sa  belle-fille,  ni 
la  sœur  de  sa  belle-mère,  tandis  qu'il  n'est  pas  défendu  à  la  femme, 
comme  nous  venons  de  l'indiquer,  de  prendre  pour  mari  son  beau- 
fils  et  le  frère  de  son  beau-père.  On  peut  bien  y  voir  l'inQueuL-e  per- 
sistante des  mœurs  formées  sous  le  régime  de  la  filiation  maternelle. 
L'homme  ne  peut  pas  épouser  sa  nourrice,  ni  même  sa  sœur  de  cette 
dernière. 

En  fait  de  rapports  conjugaux,  les  populations  kirghiz  présentent 
beaucoup  d'analogie  avec  un  très  grand  nombre  de  peuples  exogam'i, 
en  Sibérie,  au  Caucase,  dans  l'Inde,  dans  l'Amérique,  en  Australie  et 
dans  toute  l'Afrique  orientale  et  occidentale.  Les  tribus  kirghiz  se  di- 
visent en  clans  qui  peuvent  s'entre-marier  et  d'autres  qui  ne  le  peu- 
vent pas.  Les  premiers,  appelés  Kyz-alysady  sont  censés  se  séparer 
les  uns  des  autres  après  sept  générations  écoulées  depuis  l'ancêtre 
commun;  les  seconds,  appelés  «  Kyz-alyspaïdy  ,  »  sont  censés  être 
consanguins.  Les  raisons  que  donnent  les  Kirghiz  pour  éviter  les 
unions  entre  les  parents  sont,  d'abord,  la  licence,  qui  s'en  suivrait,  à 
leur  avis,  dans  les  relations  des  deux  sexes  d'une  communauté,  et  puis 


(1)  «  Quiconque  ne  connaît  ses  ancêtres  de  sept  générations  est  un  apostat,  » 
dit  le  proverbe.  Le  respect  de  la  parenté  se  retrouve  chez  plusieurs  peuples 
barbares  avant  même  qu'ils  eussent  adopté  la  filiation  agnatique  :  chez  les 
Peaux-Rouges,  Tamils,  Telugus,  Chinois,  Fidjiens,  Esquimaux,  en  partie  chez 
les  Hindous,  chacun  salue  son  voisin  par  son  titre  de  parenté. 

(2)  Voir,  à  l'Appendice,  termes  de  parenté  chez  les  Kii-ghiz. 


LE   MARIAGE.  13 

l'impuissance  du  mari ,  son  manque  d'affection  pour  sa  femme  et  une 

progéniture  peu  nombreuse. 

On  ne  reconnaît  pas  le  vol  entre  parents.  Tout  ce  que  les  en- 
fants et  même  les  fils  émancipés  peuvent  prendre  chez  leurs  parents 
clandestinement  n'est  qu'une  soustraction  innocente,  pour  laquelle  on 
console  les  parents  en  leur  rappelant  qu'ils  pourront  en  faire  autant 
quand  leurs  enfants  seront  devenus  riches. 

Dans  les  cas  extrêmes,  le  père  a  le  droit  de  renoncer  à  son  fils.  La 
renonciation  se  fait  devant  les  témoins,  par  la  formule  suivante  :  Si 
on  te  tue,  je  renonce  au  prix  de  ton  sang  (hhun)  ;  si  toi  tu  tues  quelqu'un,  je 
refuse  de  payer  le  hhun.  L'entretien  de  vieux  parents  pauvres  est  à  la 
charge  des  enfants. 

Le  mariage.  —  A  raison  de  l'importance  qu'a  la  famille  chez  les 
Kirghiz,  il  n'est  pas  très  étonnant  que  tout  le  monde  se  marie,  qu'au- 
cune femme  ne  reste  fille  et  qu'aucun  homme,  fût-ce  même  un  fou  ou 
un  estropié,  ne  reste  célibataire.  Pourtant  le  Kirghiz,  toujours  fier  de  ses 
ancêtres,  aime  à  prendre  sa  femme  dans  une  famille  noble,  et  il  a  une 
méfiance  instinctive  pour  les  jolies  femmes.  L'ancien  adage  kirghiz  dit 
qu'  il  vaut  mieux  prendre  pour  femme  une  fille  de  bonne  famille,  qu'on  n'a 
pas  vue,  qu'une  belle  fille  (d'une  famille  inconnue) ,  qu'on  a  admirée.  Il  est 
inutile  d'insister  beaucoup  sur  les  qualités  et  conditions  requises  pour 
pouvoir  contracter  un  mariage.  Au  reste,  il  ne  s'agit  guère  d'un  ma- 
riage véritable,  l'union  étant  plutôt  l'achat  d'une  fille  par  un  homme, 
et  la  transaction  se  réduisant  principalement  aux  moyens  matériels 
que  puisse  avoir  celui-ci  pour  s'acheter  des  femmes  dans  un  tel 
nombre  et  d'une  telle  qualité.  Aussi  faut-il  parler  auparavant  du  prix 
d'une  fille  à  marier  (kalym)  et  des  conditions  du  payement. 

Le  kalym  est  payé,  au  profit  des  parents  ou  tuteurs  qui  disposent 
d'une  fille  à  marier,  par  les  parents  ou  tuteurs  de  l'homme  qui  veut 
la  prendre  pour  femme,  si  ce  n'est  par  le  prétendant  lui-même.  Le 
montant  en  est  très  inégal,  selon  la  fortune  des  parents  qui  cherchent 
à  proportionner  les  qualités  de  la  fiancée  à  la  valeur  de  l'aspirant.  D'autres 
conditions  étant  les  mêmes,  un  veuf  aurait  à  payer  pour  sa  femme 
plus  qu'un  garçon.  Le  kalym  consiste  en  différentes  parties  dont  cha- 
cune porte  son  nom  spécial,  et  qui  varient  selon  la  qualité  et  la  for- 
lune  des  intéressés.  Le  nombre  de  ces  parties,  dont  se  compose  le 


14  LE   DROIT   COUTUMIER   DÉS   KIRGHIZ. 

kalym  et  dont  chacune  représente  un  certain  nombre  d'animaux  ou 
une  somme  d'argent,  va  jusqu'à  neuf.  KaramaU  est  la  partie  princi- 
pale du  kalym  ;  elle  est  évaluée  à  500  roubles,  soit  1,300  francs  chez 
les  riches,  870  francs  chez  les  gens  aisés,  et  650  francs  chez  les  pau- 
vres. La  plupart  des  autres  parties  du  kalym  ne  consiste  qu'en  un 
cheval,  un  chameau  ou  un  certain  nombre  de  brebis,  sauf  le  toymal, 
destiné  à  couvrir  la  moitié  des  dépenses  encourues  pour  la  célébration 
de  la  noce  (l'autre  moitié  est  payée  par  le  père  de  la  fiancée),  et  ellu 
qui  représente  le  nombre  d'animaux  nécessaires  pour  le  transport  de 
la  nouvelle  tente  et  de  la  dot  de  la  mariée.  L'entier  du  kalym,  chez 
les  gens  riches,  consisterait  ainsi  en  13  chameaux,  20  à  35  chevaux, 
160  moutons  et  environ  1,300  francs  en  argent;  choz  les  gens  très 
pauvres,  il  y  a  lieu  à  une  réduction  ;  au  minimum,  30  têtes  de  mou- 
tons. Parfois,  on  l'a  vu,  une  fiancée  (sourde-muette  il  est  vrai)  a  été 
offerte  pour  5  vaches.  Le  kalym  se  paye  d'ordinaire  par  acomptes, 
dans  l'espace  de  plusieurs  années.  La  promise  n'est  obligée  d'attendre 
le  payement  intégral  du  kalym  et  la  conclusion  du  mariage  qu'il  im- 
plique que  jusqu'à  l'âge  de  vingt  ans.  Ce  terme  expiré,  et  le  fiancé 
reconnaissant  son  insolvabilité,  on  lui  propose  à  marier  une  autre  fille 
de  la  famille,  qui  peul  encore  attendre,  ou  bien  on  lui  abandonne  le 
reste  de  sa  dette.  Du  reste,  il  n'est  pas  défendu  à  un  père  de  donner 
sa  fille  en  cadeau  à  un  ami  ou  à  un  prêtre  et  de  la  marier  contre 
sa  volonté.  Une  fillette  peut  être  promise  déjà  à  l'âge  de  quatre 
ans. 

On  n'aime  pas  à  garder  longtemps  une  fille  dans  la  maison,  selon 
l'adage  :  Ne  garde  pas  longtemps  du  sel,  il  se  changerait  en  eau;  ne  garde 
pas  longtemps  une  fille,  elle  deviendrait  esclave. 

Oruntaï  (Visites  chez  la  fiancée).  —  Pendant  le  temps  nécessaire 
pour  le  payement  du  kalym  par  acomptes,  il  n'est  pas  défendu  au 
fiancé  de  visiter  sa  future  clandestinement.  Cet  ancien  usage ,  connu 
sous  le  nom  à'oruntaï,  est  très  toléré;  son  but  est  de  stimuler  l'ardeur 
du  fiancé  et  de  le  faire  payer  plus  vite  son  kalym.  Il  est  permis  même 
au  jeune  homme  de  se  mettre  au  lit  avec  sa  fiancée,  sans  oser  la  tou- 
cher toutefois.  Une  fiancée  dont  le  promis,  après  de  telles  visites,  est 
mort,  doit  se  marier  avec  le  frère  du  défunt  ou  un  autre  membre  de 
la  famille  de  celui-ci,  après  une  année  de  deuil.  Celui  qui  a  touché  sa 


LES   NOCES.  15 

fiancée  prématurément  est  puni  lors  des  fiançailles  :  on  lui  déchire 
ses  habits  et  on  éventre  son  cheval. 

Les  noces.  —  Les  mariages  ne  se  pratiquent  pas  d'ordinaire  entre 
les  parents  des  six  premiers  degrés  dans  la  lignée  paternelle;  mais  la 
règle  n'est  pas  strictement  observée.  Les  fiançailles  se  font  le  plus 
souvent  de  très  bonne  heure  ;  toutefois,  les  riches  marient  leurs  fils 
beaucoup  plus  tôt  que  les  pauvres  :  ceux-là  à  l'âge  de  dix  ans,  ceux-ci 
quelquefois  à  trente  ans.  L'alliance  est  censée  virtuellement  conclue 
quand  le  payement  intégral  du  kalym  a  été  effectué,  fût-ce  même 
avant  la  majorité  des  parties  intéressées.  Après  le  payetnent  du  kalym, 
le  mariage  ne  peut  être  rompu  sauf  en  cas  d'impuissance  de  la  part 
du  promis,  pour  défaut  de  virginité  ou  autres  vices  graves  imputables 
à  la  promise.  Dans  ce  dernier  cas,  le  futur  qui  ne  refuse  pas  de  se 
marier  a  le  droit  de  demander  la  restitution  de  la  moitié  de  son  ka- 
lym; dans  le  cas  contraire,  c'est-à-dire  s'il  renonce  à  l'union,  on  lui 
restitue  le  kalym  en  entier,  ou  bien  on  lui  propose  de  se  marier  avec 
une  autre  fille  de  la  famille.  La  restitution  n'est  que  partielle  si  l'époux 
a  visité  sa  fiancée  (1).  Une  fille  qui  aurait  un  enfant  sans  être  promise 
est  censée  devenir  la  femme  du  père  de  l'enfant.  Les  parents  d'une 
fille  dans  cette  situation  peuvent  réclamer  du  séducteur  une  partie 
de  kalym,  et  même  le  kalym  entier,  selon  sa  beauté,  sa  jeunesse  et 
leur  propre  position.  La  rupture  du  mariage  de  la  part  des  parents 
de  la  fiancée,  après  l'encaissement  du  kalym,  est  punie  par  une 
forte  amende  et  la  restitution  du  kalym.  Un  homme  qui  a  ravi  la 
fiancée  d'un  autre  est  tenu  de  lui  payer  le  montant  de  son  kalym,  ou 
bien  de  lui  offrir  en  échange  une  autre  fille  à  marier.  Les  fiançailles 
se  font  avec  beaucoup  de  cérémonies;  on  échange  force  cadeaux  entre 
les  deux  familles  et,  selon  leurs  ressources  respectives,  on  organise 
des  festins. 

Le  nouveau  marié  qui  s'est  montré  impuissant  la  première  nuit 
paye  un  cheval  ou  sa  valeur;  puis  on  patiente  trois  jours  et,  en  cas 
d'insuccès  final,  la  mariée  a  le  droit  de  congédier  l'infortuné  époux, 
auquel  on  restitue  une  partie  de  son  kalym.  Le  père  d'une  nouvelle 


(1)  Voir  plus  haut  ce  qui  est  dit  de  l'usage  «  orûntaï.  » 


16  LE   DROIT   COUTUMIER   DES   KIRGHIZ. 

mariée  qui  n'a  pas  préservé  sa  virginité  est  passible  d'une  amende 
(un  cheval  et  un  habit). 

Lors  du  départ  pour  son  campement  avec  sa  jeune  femme,  le  nou- 
veau marié  est  tenu  de  faire  de  nombreux  cadeaux  à  toutes  les  fem- 
mes qui  ont  eu  l'occasion  de  lui  rendre  quelques  services,  ou  présu- 
més tels,  pendant  les  noces.  Les  femmes  qui  n'auraient  pas  reçu  ce 
qu'elles  considèrent  comme  dû,  se  vengent  sur  le  compagnon  du  nou- 
veau marié  dont  elles  déchirent  les  habits. 

La  nouvelle  mariée  est  reçue  dans  la  maison  de  son  beau-père  avec 
solennité;  mais  le  jeune  époux  ne  doit  pas  voir  sa  femme  pendant 
trois  jours  ;  à  l'expiration  de  ce  délai  a  lieu  une  cérémonie,  celle  de 
l'enlèvement  du  voile  qui  recouvre  le  visage  de  la  jeune  femme  ;  il 
entre  ensuite  dans  ses  droits.  Ces  droits  rendent  la  position  d'une 
femme  kirghiz  fort  peu  enviable. 


CHAPITRE  III. 


La  position  des  femmes  ,  la  filiation  et  l'adoption ,  la  succession  et  l'émancipa- 
tion, les  seconds  mariages,  le  divorce. 


La  position  des  femmes.  —  Ayant  été  achetée,  la  femme,  chez  les 
Kirghiz,  n'est  qu'un  instrument  de  plnisir  auquel  on  ne  reconnaît  ni 
droit  ni  la  dignité  inhérente  à  tout  être  humain.  L'adage^kirghiz  af- 
firme :  Mari  est  la  tête,  femme  le  cou,  et  réellement,  la  pauvre  femme 
kirghiz  a  à  supporter  tout  le  poids  et  tous  les  caprices  de  cette  «  tête  » 
dont  se  pare  son  mari,  sans  pouvoir  pourtant  la  tourner  à  sa  guise. 

De  toutes  les  pratiques  musulmanes,  les  Kirghiz,  qui  se  disent  sun- 
nites ,  mais  qui  ne  sont  au  fond  que  des  chamanistes  et  des  païens, 
ont  accepté  le  plus  fidèlement  la  polygamie.  Pourvu  qu'on  ait  un 
nombreux  bétail  (l'argent  des  Kirghiz)  on  peut  avoir  de  nombreuses 
femmes;  l'usage  n'y  met  qu'une  seule  condition.  Quiconque  a  plus  de 
quatre  femmes  ne  doit  vivre  comme  mari  qu'avec  les  quatre  dernières, 
par  ordre  de  leur  acquisition,  les  autres  deviennent  suphi  ou  absti- 
nentes. La  coutume  demande,  du  reste,  que  le  mari  se  montre  équi- 
table envers  ses  quatre  femmes  favorisées  et  qu'il  souffre  l'ordre 
d'après  lequel  chacune  d'elles  viendrait  lui  préparer  ses  mets  et  jouir 
de  ses  faveur».  La  femme  kirghiz  mariée  évite  soigneusement  pendant 
toute  sa  vie  de  se  montrer  à  son  beau-père  et  aux  parents  de  ce  der- 
nier dans  la  lignée  ascendante  (1).  En  cas  de  querelles  entre  femmes  d'un 


(1)  Selon  le  professeur  Giraud-Teulon  (Les  ori'jines  du  mariage),  la  sévérité 
de  pareilles  défenses  ne  peut  s'expliquer  que  comme  une  réaction  contre  l'an- 
cienne promiscuité,  qui  avait  jeté  de  si  profondes  racines.  La  coutume  est,  en 
effet,  très  générale.  Chez  les  Baica  et  les  Bassoutos,  en  Afiique,  la  bru  est 
obligée  de  se  cacher  devant  son  beau-père.  Parmi  les  Arawaks  de  l'Amérique 
du  Sud  ,  un  gendre  ne  peut  pas  regarder  sa  belle-méro.  Chez  les  Bazes  ,  les 


18  LE   DROIT   COUTUMIER   DES   KIRGHIZ. 

mari,  il  y  a  intervention  de  bii  (juge),  qui  a  le  droit  de  partager  entre 
ces  femmes,  qui  ne  savent  vivre  en  paix,  la  kibitka,  les  tapis,  les  us- 
tensiles et  même  le  bétail  appartenant  au  ménage  commun.  Le  mari 
est  censé  avoir  le  droit  de  corriger  sa  femme;  il  peut  la  battre ,  à  cet 
effet,  et  lui  faire  des  blessures  (sans  gravité)  sur  le  corps  et  à  la  tête. 
La  femme  innocente  peut  chercher  un  refuge  contre  les  persécutions 
de  son  mari  chez  ses  propres  parents,  lesquels  ne  l'accepteraient  pas 
en  cas  de  culpabilité  ,  c'est-à-dire  d'infidélité.  Une  femme  mariée  qui 
a  un  amant  est  sévèrement  punie;  mais  il  lui  est  possible  de  quitter  son 
mari  si  l'amant  se  présente  pour  la  racheter ,  c'est-à-dire  pour  payer 
au  mari  son  kalym.  Un  mari  qui  a  estropié  ou  aveuglé  sa  femme  est 
passible  d'une  amende  moins  forte  que  s'il  s'agissait  d'une  personne 
qui  lui  fût  étrangère.  En  se  plaignant  de  la  violence  faite  à  la  victime, 
ses  parents  ont  l'habitude  de   parler  à  son  mari  en  ces  termes  : 
Qu'est-ce  que  tu  as  fait?  tu  as  estropié  notre  sœur,  tu  en  as  diminué  le  prix! 
Le  mari  qui  tue  sa  femme  est  passible  d'une  amende  moins  forte  que 
pour  le  meurtre  d'un  homme,  et  on  ne  paye  pour  une  femme  assassi- 
née que  la  moitié  du    prix  de   sang  (khun)    fixé    pour   l'assassinat 
d'homme.  La  femme  fait  le  travail  que  lui  impose  son  mari  et  elle 
travaille  plus  que  l'homme.  Elle  ne  dispose  librement  d'aucun  bien,  à 
rexccplion  des  objets  de  sa  toilette.  En  l'absence  de  son  mari,  la 
femme  peut  gérer  son  bien,  mais  le  mari ,  en  rentrant,  a  toujours  le 
droit  d'annuler  les  dispositions  prises  par  elle,  parce  que  ,  suivant  la 
maxime,  la  femme  n'a  que  la  moitié  de  l'esprit  de  l'homme.  Le  témoignage 
d'une  femme  devant  le  tribunal  n'a  de  valeur  que  pour  le  fait  qui  la 
concerne  directement.  On  ne  souffre  aucune  immixtion  des  femmes 
dans  les  affaires  intéressant  les  hommes.  Dans  certaines  localités,  on 
n'a  jamais  recours  aux  témoignages  des  femmes  dans  les  affaires  juri- 
diques qui  concernent  leurs  maris  ou  leurs  parents.  On  n'ajoute  au- 
cune foi  au  témoignage  d'une  femme  qui  est  en  désaccord  avec  son 
mari.  Une  femme  peut  se  servir  du  signe  (tamga)  de  son  mari ,  mais 
pas  de  celui  de  son  père,  parce  que,  selon  l'explication  d'un  juge, 
la  femme  kirghiz  ,  achetée  pour  halym ,  n'a  plus   de  droits  qu'une  esclave  ou 


Ashantis  et  les  Cafres,  chez  les  Peaux-Houges ,  une  belle-mère  ne  peut  ni  re- 
garder son  gendre,  ni  prononcer  son  nom. 


LA   FILIATION.  19 

qu'une  béte  de  somme.  Une  femme  n'est  jamais  admise  à  témoigner  sous 
serment.  Elle  est  pourtant  responsable  pour  !e  meurtre  commis  par 
une  autre  femme  de  sa  tribu,  Il  est  défendu  aux  femmes  d'immoler 
les  animaux. 

La  filiation  et  l'adoption.  —  Les  Kirghiz  croient  d'une  façon  absolue 
aux  mauvais  esprits;  ils  ont  leurs  sorciers  patentés,  experts  à  en  dé- 
barrasser le  malheureux  patient;  on   a  souvent  recours  à  leur  art 
pour  aider  une  femme  à  l'accouchement.  Les  noms  qu'on  donne  aux 
enfants  sont  tout  à  fait  arbitraires.  Aux  noms  de  filles,  on  attache  sou- 
vent la  terminaison  de  goel  (fleur)  ou  kyz  (fille);  au  nom  des  garçons, 
6ai;(mari).    Voici  quelques  exemples    des    noms   féminins  :  Uruck 
(abricot) ,  Pisla-goel  (la  fleur  du  pistachier) ,  Alma-goel  (la  fleur  du 
pommier),  Sary-kyz  (fille  jaune),  Toursoun-goel  (reste,  fleur),  Karly- 
gasch  (hirondelle) ,  Djibeck  (soie).  Les  noms  de  garçons  sont  encore 
moins  constants  et  dépendent  de  circonstances  fortuites;  quand,  dans 
une  famille,  les  garçons  meurent  l'un  après  l'autre,  on  donne  au 
nouveau-né  le  nom  de  Koutchouk-bai  (jeune  chien) ,  avec  l'arrière- 
pensée  que  peut-être  il  survivrait  comme  son  homonyme.  Voici  en- 
core quelques  échantillons  des  noms  de  garçons  :  Tochta  (arrête!), 
Toursoun  (qu'il  reste  !),  Katpa  (une  maladie  de  chameau),  Jaman-bai 
(garçon  laid),  Orousbai   (garçon   russe,  c'est-à-dire   qui    ressemble 
à  un  Russe  par  la  couleur  de  ses  cheveux,  etc.).  A  un  garçon  nou- 
veau-né de  ïchimkent,  on  a  donné  le  nom  de  Djandaral  (général), 
parce  qu'il  est  venu  au  monde  juste  au  moment  où  on  s'attendait 
à   l'arrivée    d'un   général  russe.   On  circoncit  les  enfants   mâles   à 
l'âge  de  un  à  douze  ans.  Un  enfant  est  considéré  légitime  s'il  est  né 
de  la  liaison  d'une  femme  avec  son  amant  lorsque  le  mari  n'était  pas 
absent.  Mais  l'enfant  est  illégitime  s'il  vient  au  monde  après  une  ab- 
sence du  mari  de  sa  mère  de  plus  de  neuf  mois  et  dix  jours.  Un  tel 
cas  entraîne  le  divorce  et  oblige  le  père  de  l'enfant  à  le  légitimer  en 
se  mariant  avec  sa  mère.  Cet  individu  est  tenu,  en  outre,  de  restituer 
au  mari  outragé  le  montant  du  kalym  payé  pour  la  femme  ou  bien  de 
lui  oflVir,  pour  remplacer  sa  femme  infidèle ,  sa  parente  ou  sa  propre 
fille  à  marier.  Le  mari  qui  ne  désire  pas  divorcer  est  libre  en  ce  cas 
de  garder  sa  femme  et  de  légilimtr  l'enfant;  il  a  encore  le  droit  de 
faire  expier  le  forfait  à  son  rival  par  une  amende  (2-3  chameaux). 


20  LE   DROIT    COUTUMIER   DES   KIRGHIZ. 

Un  enfant  né  de  l'union  d'une  veuve  avec  quelqu'un  de  ses  beaux- 
frères,  du  côté  de  son  défunt  mari,  est  considéré  légitime.  Du  reste, 
les  Kirghiz  ne  font  pas  de  distinctions  entre  les  enfants  légitimes  et 
les  enfants  naturels,  du  moment  qu'ils  sont  adoptés  par  leurs  parents, 
(jette  adoption  se  fait  avec  le  consentement  des  partiesjntéressées. 
Les  enfants  adoptés  jouissent  des  mêmes  privilèges  que  les  enfants 
légitimes.  Il  est  permis  de  faire  entre  parents  échange  de  leurs 
enfants  et  adoption  réciproque. 

De  la  succession  et  de  l'émancipation.  —  On  considère  les  enfants 
comme  majeurs  à  l'âge  de  douze  à  quinze  ans,  selon  leur  intelligence 
et  aussi  selon  la  fortune  de  leurs  parents.  La    bonne  chair  fait  grandir, 
dit  le  proverbe.  Amesure  qu'un  Kiigliiz  arrive  à  l'âge niùr,  il  est  pourvu 
d'une  femme  et  émancipé,  c'est-à-dire  installé  dans  une  tente  à  lui 
propre.  C'est  au  père  de  la  famille  qu'incombe  l'obligation  d'assurer 
à  chacun  de  ses  fils  le  moyen  d'acheter  une  femme  et  de  s'établir  seul. 
Les  oncles  du  côté  paternel  viennent  en  aide  pour  former  le  kalym  de 
leurs  neveux.  On  organise  aussi  des  collectes  entre  tous  les  membres 
d'une  certaine  communauté  ou  d'un  campement  dans  le  but  d'acheter 
une  fiancée  pour  un  jeune  homme  dont  le  père  est  pauvre,  mais  gé- 
néralement respecté.  L'émancipation  des  fils  se  fait  suivant  leur  an- 
cienneté et  a  près  leur  mariage.  D'ordinaire,  ce  n'est  guère  avant  quinze 
ans;  mais  c'est  plutôt  pour  les  riches  quepour  les  pauvres.  Ces  derniers 
ne  parviennent  quelquefois  à  s'établir  qu'à  trente  ans.  On  ne  connaît  pas 
la  pratique  des  successions  par  testament.  Toute  fortune  étant  mobilière, 
on  la  partage  par  donations  entre-vifs,  avec  formation  d'une  part  plus  ou 
moins  considérable  pour  les  parents  donateurs,  en  vue  de  leur  entre- 
tien. Après  leur  mort,  cette  portion  revient  au  fils  cadet.  Les  cadets 
seuls  héritent,  à  proprement  parler  ;  les  aînés  doivent  se  contenter 
des  donations  entre-vifs  qui  leur  ont  été  faites.  Ces  donations  présen- 
tent souvent  des  difficultés,  on  a  recours  aux  experts.  Le  maximum 
de  la  donation  est  déterminé  par  le  père,  auquel  on  demande  d'être 
équitable  pour  tous  ses  enfants  et  de  leur  faire  la  part  égale.  Le  mini- 
mum ou  la  légitime  de  la  succession  est  déterminé  par  les  akh-sakals 
(anciens).  Avant  tout,  il  faut  assurer  les  kalyms  de  tous  les  enfants 
mâles.  Evidemment,  cette  charge  absorbe  la  plus  grosse  partie  de 
la  succession.  On  évalue  d'ordinaire  le  total  sur  ce  point  au  tiers  de  la 


LA    SUCCESSION.  21 

fortune  paternelle  disponible.  La  paît  nécessaire  pour  l'entretien  des 
parents  ayant  été  mise  de  côté  ainsi  que  leur  tente  et  tout  ce  qu'elle 
contient,  on  divise  la  fortune  en  autant  de  lots  qu'il  y  a  de  fils  à  do- 
ter, moins  un  :  le  cadet.  Celui-ci  reste  dans  la  maison  paternelle,  et, 
à  la  mort  de  son  père,  succède,  s'il  est  majeur,  au  reste  de  sa  fortune. 
Il  prend  la  tente  et  les  meubles  qui  s'y  trouvent.  Les  filles  ne  succè- 
dent pas,  mais  elles  sont  considérées  elles-mêmes,  dans  le  partage  de 
la  fortune  paternelle,  comme,  un  bien  équivalent  à  tant  de  bêtes 
grosses  ou  petites  que  doit  rapporter  le  kalym  payé  par  celui  qui  en 
voudrait  comme  femmes.  Dans  des  familles  pauvres,  deux  frères 
n'ayant  qu'une  sœur  recevront  en  partage  les  biens  paternels  ;  l'un 
aura  une  partie  de  succession  que  peut  lui  donner  son  père,  et  l'autre 
sa  sœur,  comme  un  gage  des  biens  qu'apportera  plus  tard  son  futur. 
Si,  dans  les  mêmes  conditions,  les  deux  frères  n'ont  pas  de  fortune  à 
recevoir,  ils  garderont  leurs  sœurs  et  partageront  ensuite  le  kalym. 
Lors  de  la  liquidation  finale  des  biens  du  père  de  famille,  dans  la- 
quelle les  fils  émancipés  n'auront  rien  à  prétendre,  paraît-il,  les  us- 
tensiles et  les  meubles  de  la  tente  paternelle  sont  déférés  en  succes- 
sion au  fils  cadet,  afin  de  ne  pas  déparer  la  tente  où  il  reste. 

Les  femmes  laissées  par  le  défunt  sans  progéniture  sont  partagées  : 
celles  qui  sont  jeunes  échoient  aux  frères  du  décédé  ;  celles  qui  sont 
vieilles  restent  à  la  charge  de  ceux  de  leurs  beaux-fils  qui  ont  perdu 
leurs  mères.  Par  respect  pour  le  défunt  parent,  des  enfants  bien  pen- 
sants acceptent  leurs  belles-mères,  lors  même  que  plusieurs  en  tom- 
beraient à  la  charge  de  chacun  d'eux. 

Une  jeune  veuve  avec  les  enfants  mineurs  devient  la  femme  de  son 
beau-frère  qui,  en  se  mariant,  se  charge  de  l'entretien  des  enfants,  et 
se  constitue,  s'il  n'y  a  pas  d'autres  héritiers  directs,  l'héritier  du  dé- 
funt. Un  héritier  mineur  resté,  après  la  mort  de  ses  parents,  seul  dans 
une  tente,  passe  avec  son  bien  chez  le  parent  le  plus  proche,  qui  rem- 
place ainsi  le  défunt.  Si  d'autres  parents  de  l'orphelin  estiment  que 
leur  intérêt  est  en  jeu,  ils  peuvent  se  présenter  également  et  chercher 
ii  bénéficier  de  son  bien,  en  disant  au  parent  favorisé  :  Si  tu  manges, 
ne  pouvons-nous  manger  aussi  ? 

Un  fils  issu  de  la  liaison  d'une  veuve  avec  son  amant  est  exclu  de 
l'héritage  de  son  père,  mais  un  enfant  d'une  fille  non  mariée  peut  hé- 


22  LE    DROIT    COUTUMIER    DES    KIRGHIZ. 

riter  de  son  père.  Il  y  a  donc  moyen  de  faire  constater  la  paternité 
illégitime. 

Des  seconds  mariages.  —  Une  veuve  ne  peut  se  remarier  avant  l'ex- 
piration de  son  deuil,  c'est-à-dire  avant  un  laps  de  temps  4e  quarante 
à  cent  trente  jours.  Un  homme  resté  veuf  n'est  pas  tenu  à  attendre 
pour  se  remarier,  et  il  ne  porte  pas  le  deuil  à  la  suite  du  décès  de  ses 
femmes.  Après  le  terme  fixé  pour  le  deuil,  une  veuve  peut  se  rema- 
rier avec  le  frère  ou  un  autre  proche  parent  de  son  défunt  mari, 
excepté  son  père,  mais  ce  mariage  est  facultatif.  La  veuve,  avec  les 
enfants  mineurs,  est  placée  sous  la  tutelle  d'un  de  ses  proches  pa- 
rents mâles.  Une  veuve  qui  n'a  pas  d'enfants  et  qui  désire  rester  li- 
bre, est  entretenue  sur  les  fonds  de  la  succession  laissée  par  son 
mari.  Un  homme  n'a  pas  à  'payer  de  kalym  en  prenant  comme  sa 
femme  la  veuve  de  son  frère.  La  noce,  en  ce  cas,  se  fait  d'une  manière 
particulièrement  modeste  et  on  n'égorge  qu'un  seul  mouton.  Entre 
les  frères  du  défunt,  c'est  l'aîné  qui  a  la  priorité  pour  se  marier  avec 
sa  belle-sœur  i  estée  veuve  ;  mais  il  ne  lui  est  pas  défendu  de  céder 
son  droit  à  son  frère  cadet  et  même  à  son  fils.  Il  y  a  naturellement  de 
jeunes  veuves  qui  sont  très  courues,  il  y  a  tel  poulain  de  quatre  ans  qui 
vaut  bien  un  cheval,  dit  le  proverbe,  comme  il  y  a  telle  veuve  qu'on  n'échan- 
gerait pas  pour  une  jeune  fille.  Si  une  veuve  se  marie  avec  le  consente- 
ment de  ses  parents  à  un  étranger,  c'est-à-dire  une  personne  qui 
n'a  pas  de  liens  de  parenté  avec  son  défunt  mari,  celui-ci  doit  payer 
à  la  famille  de  la  veuve  \e  kalym,  ou  bien  lui  offrir  une  fille  en  échange. 
Un  mariage  contracté  par  une  veuve  avec  un  étranger  sans  consente- 
ment de  ses  parents  ne  peut  être  rompu,  mais  il  n'est  valable  que 
quand  le  kalym  est  payé  intégralement. 

Des  divorces.  —  Le  mari  peut  divorcer  facilement  d'avec  sa  femme  ; 
la  femme  a  aussi  le  droit,  dans  certains  cas,  de  réclamer  le  divorce. 
En  renvoyant  chez  ses  parents  la  femme  qui  n'a  pas  commis  une  faute, 
le  mari  est  tenu  de  lui  restituer  une  partie  des  biens  qu'elle  a  appor- 
tés en  mariage.  Quelquefois,  lors  de  son  mariage,  on  détermine  le  bien, 
lequel  doit  revenir  à  la  femme  en  cas  de  divorce  (akymar).  L'absence 
sans  nouvelles  du  mari  pendant  sept  ans,  sans  qu'il  ait  assuré  à  sa 
femme  la  subsistance,  justifie  la  demande  en  nullité,  en  dissolution 
du  mariage.  Dans  ce  cas,  la  femme  divorcée  revient  de  droit  à  son 


LE   DIVORCE.  23 

beau-frère  aîné  (1).  L'impuissance  du  mari  et  la  stérilité  de  la  femme 
sont  des  causes  suffisantes  de  divorce,  même  après  plusieurs  années 
de  cohabitation.  Le  mari  qui  conteste  son  impuissance  est  soumis  à 
une  épreuve  devant  des  témoins.  La  femme  divorcée  à  raison  de  l'im- 
puissance de  son  mari  doit  choisir  son  second  mari  dans  la  famille  à 
laquelle  appartenait  son  premier  époux,  afin  de  ne  pas  la  discréditer 
au  regard  d'autrui.  Le  nouveau  mari  paye  un  kalym  dit  de  parenté, 
inférieur  à  la  valeur  normale  et  dont  le  montant  est  fixé  en  raison 
indirecte  du  degré  de  parenté.  Les  enfants  des  personnes  divorcées 
restent  chez  leur  père,  mais  le  fils  majeur  a  le  droit  d'opter  entre  ses 
parents;  aussi  arrive-t-il  souvent  que  la  fille  aîqée  suit  le  sort  de  sa 
mère.  Chez  les  Karakirghiz,  une  veuve  qui  épouse  le  proche  parent 
de  son  premier  mari  conserve  ses  enfants  mineurs  et  le  bien  qu'elle  a 
apporté  en  mariage  ;  dans  le  cas  contraire,  c'est-à-dire  si  elle  s''unit  à 
un  étranger  de  son  premier  mari,  elle  n'a  droit  ni  à  ses  enfants,  ni  à 
son  bien.  Son  nouveau  mari  paye  le  kalym,  en  ce  cas,  au  profit  des 
frères  et  des  enfants  du  premier  mari  divorcé  ou  décédé. 

Pour  terminer  avec  ce  sujet,  il  reste  à  citer  une  maxime  qui  peint 
les  Kirghiz  :  Un  sarte  enrichi  fait  construire  une  maison;  un  Kirghiz  enrichi 
s'achète  des  femmes. 


(1)  On  a  affirmé  cependant  qu'en  s'absentant  pour  quelque  temps,  le  mari  a 
le  droit  de  céder  sa  femme  en  jouissance  à  son  ami. 


CHAPITRE  IV. 


La  propriété  et  l'usufruit.   Les  pérégrinations.   De  l'usage  de  l'eau.  Le  com- 
merce; le  prêt.  Le  transport  des  marchandises.  Le  patron  et  l'ouvrier. 


La  propriété  et  l'usufruit.  —  Les  Kirghiz  ne  reconnaissent  pas  le  droit 
de  propriété  individuelle  sur  le  sol,  mais  ils  en  concèdent  l'usufruit 
à  perpétuité  ou  à  temps  à  tout  individu  qui  a  fait  des  frais  ou  em- 
ployé du  travail  pour  le  faire  valoir.  Dans  l'esprit  des  Kirghiz,  la 
terre,  comme  l'eau  et  l'herbe,  ne  peuvent  manquer  à  personne,  pourvu 
qu'il  y  ait  un  bon  czar,  c'est-à-dire  un  bon  gouvernement.  Pourtant, 
sous  l'influence  de  la  loi  russe,  les  Kirghiz  commencent  à  garder  dans 
la  même  famille  et  à  transmettre  en  succession  les  lopins  du  terrain 
qu'ils  ont  cultivés.  Mais  il  n'y  en  a  pas  beaucoup.  D'après  la  loi  russe 
(12  juin  1886),  les  terres  occupées  par  les  Kirghiz  nomades  sont  con- 
sidérées comme  appartenant  à  l'Etat,  mais  abandonnées  à  perpétuité 
à  l'usage  des  communes  nomades.  Ces  terres  se  divisent  en  estivales, 
hivernales  et  terrains  arables    ou  cultivés.    Toutes  ces  terres  sont 
inscrites  aux  noms  des  communes  nomades,  qui  se  les  partagent  entre 
leurs  membres  selon  l'usage  établi  et  le  droit  du  pren)ier  occupant. 
Conmie   règle  générale,    ces  terres   sont  partagées  entre  les  divers 
groupes  nomades  selon  le  nombre  de  leurs  bestiaux,  mais  il  survient 
souvent  des  querelles  dans  les  délimitations  des  domaines  de  chacun 
de  ces  groupes;  pour  les  prévenir  et  les  régler,  des  commissions  spé- 
ciales, composées  des  délégués  du  peuple  et  des  représentants  du  pou- 
voir, sont  organisées  par  le  gouvernement  russe.  Les  Kirghiz  ne  tien- 
nent pas  l'agriculture  en  honneur.   Le  proverbe  dit  :  «  ce  sont  les 
pires  Kirghiz  qui  deviennent  Sarles,  comme  ce  sont  les  pires  Sartes 
qui    deviennent  Kirghiz.   »  Or  devenir  Sarte,  dans   ce    sens,    c'est 


LA   PROPRIÉTÉ   ET   l'uSUFRUIT.  25 

commencer  à  labourer  la  terre.  L'usage  d'un  terrain  arable,  par  con- 
séquent arrosé.  —  car  dans  ce  pays  il  faut  faire  venir  l'eau  pour  pou- 
voir travailler  la  terre ,  —  est  censé  appartenir  à  celui  qui  a  fait 
creuser  le  canal  d'irrigation,  ou  bien  à  ses  successeurs.  De  même, 
une  construction  permanente  ou  bien  la  création  d'un  jardin  entraîne, 
pour  le  créateur  de  l'œuvre  et  ses  successeurs  légitimes ,  le  droit  de 
la  jouissance  à  perpétuité  du  terrain  engagé.  C'est  le  fait  d'avoir  fait 
une  dépense  ou  effectué  un  travail  pour  mettre  un  terrain  en  valeur, 
qui  constitue  ici  le  titre  à  sa  possession.  Le  terrain  arrosé  par  les 
efforts  de  plusieurs  familles,  qui  se  sont  entendues  sur  le  moyeu  de 
construire  un  canal,  est  partagé  entre  ces  familles  en  raison  de  la  par- 
ticipation de  chacune  d'elles  à  l'oeuvre  commune. 

L'étendue  des  terres  arables  est  en  raison  inverse  de  l'importance 
des  troupeaux.  Chez  les  Karakirghiz,  les  terrains  cultivés  sont  aban- 
donnés à  la  levée  du  campement,  et  ils  restent  à  l'usage  du  premier 
occupant.  Quelques  terres  sont  restées  communales  et  sont  l'objet  de 
partages  successifs  ,  de  jouissances  entre  les  membres  de  la  commu- 
nauté. 

Les  Kirghiz  se  sont  de  tous  temps  transportés  d'un  endroit  à  l'au- 
tre dans  la  nécessité  de  procurer  la  nourriture  à  leurs  nombreux 
bestiaux.  Dans  cette  vie  nomade,  les  groupes  de  la  même  tribu  se 
tiennent  ensemble  ,  et  n'admettent  dans  leur  milieu  que  des  parents 
du  côté  féminin  et  des  gens  pauvres  qui  s'engagent  comme  ouvriers. 
Chaque  tribu  ou  groupe  a,  dans  ses  pérégrinations,  à  suivre  son  iti- 
néraire qui  est  tracé  une  fois  pour  toutes.  Il  faut  distinguer  les  pâtu- 
rages d'été  (djailait),  ceux  d'automne  {kusdjiaii),  et  ceux  d'hiver 
(kishlag).  Les  empl.-»ceu)ents  occupés  d'ordinaire  en  ces  diverses  sai- 
sons par  une  certaine  famille  ou  un  groupe  de  familles  sont  considérés 
comme  restant  acquis.  On  se  tient  largement  séparé  en  été,  et  plus 
serré  en  hiver;  on  évite,  pour  l'emplacement  du  camp  ,  le  voisinage 
des  routes,  —  celles-ci  amenant  les  voyageurs  qu'il  faudrait  héber- 
ger. —  et  l'on  cherche  à  s'installer  de  manière  à  éviter  surtout  le  mé- 
lange entre  les  troupeaux  des  diverses  familles.  L'enlèvement  du  camp 
d'hiver,  —  dans  lequel  les  bestiaux  manquent  souvent  de  nourriture 
et  périssent  en  grand  nombre,  —  est  accompagné  de  réjouissances,  de 
feux  de  joie  et  de  sacrifices  aux  dieux.  Dans  les  haltes,  on  se  tient  par 


26  LE   DROIT   COUTUMIER   DES   KIRGHIZ. 

groupes  plus  ou  moins  nombreux,  mais  le  propriétaire  de  chaque 
tente  reste  libre  de  continuer  la  marche  ou  de  s'arrêter  à  son  gré. 
Avant  d'abandonner  une  place  où  l'on  s'est  arrêté  pour  faire  paître  les 
animaux,  et  où  l'herbe  commencée  manquer,  on  envoie  les  éclaireurs 
pour  en  chercher  une  autre.  Les  éclaireurs  marquent  les  endroits 
qu'ils  viennent  de  choisir  par  quelques  indices  sur  le  sol  :  tas  de  pier- 
res, pieux,  etc.  Entre  les  éclaireurs  appartenant  aux  divers  groupes 
et  visant  le  même  pâturage,  le  plus  âgé,  ou  bien  celui  dont  la  position 
sociale  est  la  plus  élevée  aura  la  préférence;  donc  il  y  a  tout  intérêt 
à  charger  de  ces  missions  les  hommes  les  plus  respectables.  Une 
tribu  arrivée  avec  son  bétail  dans  un  lieu  occupé  par  une  autre  tribu 
est  sujette  à  payer,  en  faveur  de  cette  dernière,  une  indemnité  (le 
kurahashi)  d'un  mouton  pour  chaque  troupeau  àe  six  cents  moutons. 
Un  groupe  de  nomades  qui  viendrait  faire  paître  son  bétail  dans  le 
voisinage  d'un  autre  ne  pourrait  pas  se  plaindre  du  dommage  qu'il 
subirait  par  ce  voisinage,  tandis  que  la  communauté  antérieurement 
établie  a  le  droit  de  réclamer  pour  les  dommages  qui  lui  seraient  oc- 
casionnés par  les  nouveaux  venus.  Les  distances  que  parcourent  les 
Kirghiz  avec  leurs  troupeaux  sont  fort  considérables;  ainsi  les  Kirghiz 
de  la  province  de  Syr-Daria  s'en  vont,  pour  faire  paître  leurs  bestiaux 
en  été,  dans  la  province  de  Semiretchinsk ,  sur  les  monts  d'Alexan- 
drowsk  et  Alataû,  en  faisant  ainsi  deux  cents  à  deux  cent  cinquante 
lieues. 

De  l'usage  de  l'eau.  —  Tout  courant  naturel  d'eau  ainsi  que  tout 
puits  est  considéré  comme  une  propriété  dont  chacun  peut  jouir.  Cette 
règle  générale  souffre  pourtant  des  exceptions.  Pour  retirer  de  l'eau 
d'une  rivière  et  la  faire  servir  à  l'irrigation  au  moyen  d'un  canal,  il  est 
nécessaire  d'obtenir  une  concession  de  la  part  du  gouvernement,  mais 
les  Kirghiz,  peu  portés  à  l'agriculture,  ne  font  guère  usage  de  ces  con- 
cessions. Les  divers  campements  ou  d'autres  groupes  d'hommes  par- 
viennent cependant  quelquefois  à  s'entendre  touchant  la  construction 
d'un  canal  en  commun.  Les  associations  formées  dans  ce  but  s'appel- 
lent koumidak.  La  construction  du  canal  achevée,  chaque  tente  ou 
famille  faisant  partie  de  l'association  obtient  du  terrain  arrosé  au  pro- 
rata du  nombre" des  ouvriers  qu'elle  a  fournis  pour  le  travail.  Un 
membre  de  l'association  a  le  droit  de  louer  ou  de  vendre  la  partie  du 


LE    COMMERCE.  27 

terrain  qui  lui  revient  pour  un  prix  proportionné  à  la  valeur  de  ce 
qu'il  cède.  L'acquéreur  est  inscrit  dans  la  communauté  qui  est  rede- 
vable de  l'impôt  pour  le  terrain  soumis  à  la  culture.  Cet  impôt  con- 
siste en  une  dîme  en  nature  (kheradje)  sur  les  champs  de  blé  et  le 
double  sur  les  jardins  (1). 

Quiconque  a  creusé  un  canal  et  arrosé  une  certaine  partie  de  ter- 
rain, a  le  droit  d'en  jouir  à  titre  d'usufruitier.  Il  ne  peut  pourtant  pas 
le  laisser  en  abandon  plus  de  trois  ans,  parce  que,  dans  ce  cas,  le  ter- 
rain en  question  revient  de  droit  à  la  communaulé.  Une  tribu  qui  a 
creusé  un  canal  ou  un  puits,  ayant  fait  précéder  ces  travaux  par  les 
sacrifices  d'animaux  et  d'autres  solennités  d'usage,  peut  en  réclamer 
la  propriété  jusqu'à  la  septième  génération  ascendante  ,  même  après 
un  abandon  temporaire.  «  Le  travail  de  nos  grands-pères  fut  dépensé 
ici ,  «  dit-elle,  dans  ce  cas  ,  à  ceux  qui  sont  venus  s'établir  sur  le  lit 
d'un  ancien  canal,  et  cet  argument  est  considéré  comme  irréfutable  , 
surtout  quand  il  est  appuyé  par  le  serment.  De  cette  manière  ,  il  est 
toujours  chanceux,  [lour  amener  de  l'eui,  de  se  servir  du  lit  des  ca- 
naux abandonnés,  les  descendants  des  premiers  constructeurs  ayant 
le  droit  d'y  élever  leurs  prétentions  et  de  déloger  les  nouveaux  venus. 
Ces  derniers,  du  reste,  peuvent  être  reconnus  co-propriétaires  de  l'an- 
cien canal ,  vu  la  dépense  effectuée  par  eux  ,  et ,  en  tout  cas,  ils  ont 
droit  à  des  dédommagements  pour  les  plantations  et  les  constructions 
qu'ils  ont  élevées.  Dnns  les  différends  concernant  l'usage  de  l'eau  , 
c'est  d'ordinaire  l'ancienneté  de  l'occupation,  confirmée  par  le  ser- 
ment, et  bien  plus  rarement  un  document  de  concession  qui  sert  de 
guide  aux  juges  appelés  à  se  prononcer. 

Le  commerce.  —  11  se  fait,  entre  les  Kirghiz  et  d'autres  populations 
voisines,  principalement  les  Sartes,  un  commerce  d'échange,  sans 
aucune  restriction,  ni  quant  aux  époques,  ni  quant  aux  lieux  :  pour 
leur  laine,  les  peaux,  le  beurre,  les  cornes  et  autres  produits  de  l'éle- 
vage du  bétail,  les  Kirghiz  reçoivent  en  échange  le  pain,  la  bière,  des 
fruits  secs,  des  médicaments  et  divers  objets  manufacturés.  Les 
nomades  font  aussi  entre  eux  un  commerce  actif  de  bétail  dont  le 


(1)  C'est  comme  dans  la  république  romaine,  où  on  prélevait  également  une 
dîme  sur  les  champs  et  le  double  sur  les  vergers  et  les  vignobles. 


28  LE   DROIT   COUTUMIER    DES   KIRGHIZ. 

nombre,  dans  la  province  du  Syr-Daria   seule,  fut  évalué,  par  la 
statistique  oflicielle,  à  770,000  têtes   de  gros  bétail,   et   2,270,000 
de  menu   bétail.  La   valeur   de  ce  commerce  intérieur  de  bétail  est 
estimée,  dans  ladite  province,  à  4,500,000  roubles.  Les  Kirghiz  ne 
font  pas  eux-mêmes  le  commerce  avec  les  pays  étrangers,  mais  par 
l'intermédiaire  des  marchands  sartes,  bokhares  et  russes;  ils  se  font 
venir  de  l'étranger  le  thé  vert ,  des  fruits  secs  et  dififérentes  étoffes. 
Entre  eux,  les  nomades  font  d'ordinaire  le  commerce  à  crédit  en  se 
fiant  à  la  parole  donnée.  Ils  ne  connaissent  pas  les  arrhes.  Quand  le 
vendeur  n'a  pas  de  confiance  en  l'acheteur  on  appelle  des  garants. 
Pour  chaque  genre  de  commerce,  il  se  trouve  sur  le  marché  un  cour- 
tier (deldel)  qui  cherche  à  amener  un  accord  entre  le  vendeur  et  l'ache- 
teur, et  s'efforce  pour  cela  de  mettre  les  mains  du  premier  dans  celles 
du  second,  et  il  le  fait  souvent  d'une  manière  assez  brutale.  La  vente 
est  consommée  ensuite  par  un  échange  de  paroles  sacramentelles.  Le 
vendeur  s'écrie  :  Sers-t'en  pour  ton  bonheur!  à  quoi  l'acheteur  répond  : 
Que  l'unité  par  milliers  se  multiplie  dans  tes  mains.  11  est  permis  de  résilier 
le  marché  avant  le  payement.    L'acheteur  peut  renvoyer  chez  son 
marchand,  dans  le  délai  d'une  semaine,  une  bête  qui  a  manifesté  des 
défauts  dont  on  n'a  pas  fait  mention  lors  du  marché,  mais  qui  étaient 
connus  d'autres  personnes.  Pour  que  cela  n'arrive  pas,  le  courtier, 
qui  y  perdrait  son  profit,  a  l'habitude  de  dire  à  l'acheteur  :    Regarde 
bien    toi-même   si  la  bête  est  saine;   quand    tu   l'auras  achetée    elle    sera  la 
tienne,  dût-elle  crever  le  jour  même.  Quelquefois  on  s'entend  sur  le  temps 
(de  3  à  4  jours)  pendant  lequel  l'acheteur  aurait  le  droit  de  résilier 
le  marché.  Les  animaux  ont  leur  prix  selon  l'usage,  d'après  leur  âge 
et  leur  sexe.  Voici  quelques-unes  de  ces  estimations  qui  varient  dans 
les  différents  districts.  Un  chameau  de  4  à  5  îms  est  estimé  de  30  à 
40  roubles.  Depuis  l'âge  de  13  ans  son  prix  baisse.  Un  cheval  de 
5  ans  coûte  de  <5  à  20  roubles.  Selon  leur  âge,  les  chevaux,  comme 
les  autres  animaux,  portent  des  noms  différents  :  ainsi  un  cheval  de 
quatre  ans  s'appelle  dunan,  de  cinq  ans  bisti.  de  six  ans  ekeassiy,  etc. 
Un  chameau  d'un  an  s'appelle  bota,  de  deux  ans  tailak  ;  puis  les  noms 
deviennent   différents  selon   le  sexe  de  l'animal.   Le  prix  des  che- 
vaux tombe  depuis  10  à  il  ans.  Une  vache  de  cinq  ans  est  estimée  à 
1 5  et  20  roubles  ;  son  prix  tombe  depuis  l'âge  de  8  à  9  ans.  Un  mouton, 


LE  TRANSPORT  DES  MARCHANDISES.  29 

à  l'âge  de  4  ans,  coûte  depuis  3  roubles  V2  j'i^qu'à  4  roubles  V,  ; 
depuis  5  ans  son  prix  diminue.  Une  chèvre,  à  4  ans,  est  évaluée  à 
2  roubles  Vi  et  3  roubles.  Un  âne  de  3  ans,  5  roubles  ;  de  4  ans  depuis 
6  à  7  roubles;  depuis  l'âge  de  iO  ans,  son  prix  diminue.  Ces  prix 
d'usnge  sont  ainsi  indiqués  en  nombre  de  moutons.  Ils  varient  au 
marché,  mais  ils  sont  exactement  déterminés  pour  l'usage  des  juges, 
l'interprétation  des  contrats  et  l'évaluation  des  compositions.  Pour 
faire  le  commerce,  les  Kirghiz  ont  aussi  besoin  d'argent,  bien  que  ce 
soit  encore  le  mouton  qui  leur  serve  de  base.  Ils  ont  aussi  leurs  prê- 
teurs d'argent. 

Le  prêt.  —  Le  prêt  se  fait  en  argent  et  en  bestiaux.  Le  taux  de  l'in- 
térêt varie  depuis  20  jusqu'à  240  *>/o.  Les  bestiaux  sont  prêtés  avec 
croît.  Il  se  trouve  pourtant  des  personnes  généreuses  qui  prêtent  sans 
intérêts.  En  contractant  un  emprunt  on  cherchée  avoir  des  témoins, 
niais  dernièrement  commença  à  se  propager  parmi  les  Kirghiz  l'usage 
de  prêter  sous  signature,  parce  que,  grâce  à  l'école  musulmane,  il  y  a 
maintenant  beaucoup  d'entre  eux  qui  savent  signer  leur  nom.  Le  dé- 
biteur qui  renie  sa  dette  est  tenu  au  serment  par  le  juge  ou  le  créan- 
cier. Les  Kirghiz  ne  connaissent  pas  le  gage  des  objets,  mais  il  arrive 
qu'on  donne,  comme  une  sorte  d'hypothèque  d'une  somme  empruntée, 
les  emplacements  de  l'hiver  (les  hivernages). 

Le  transport  des  marchandises,  —  Le  transport  à  dos  de  chameaux 
a  son  organisation  spéciale.   Toute  caravane  se  trouve  sous  la  direc- 
tion d'un  chef  (carauan-ôasc/îî)  auquel  les  conducteurs  doivent  l'obéis- 
sance; il  précède  toujours  la  caravane.  Il  y  a  deux  espèces  de  caravan- 
baschi  :  les  uns,  qui  sont  des  gens  connus  et  influents  qui  habitent 
les  villes,  avancent  de  l'argent  aux  conducteurs  quand  ces  derniers 
n'ont  pas  de  travail,  et  répondent  devant  l'expéditeur  de  l'intégrité 
des  charges;  les  autres,  moins  influents,  qui  sont  chargés  par  les 
premiers  de  se  mettre  à  la  tête  de  caravanes.  Le  caravan-baschi  a 
le  droit  d'infliger  aux  conducteurs  des  amendes  et  même  des  peines 
corporelles.  Chaque  chameau  a  sa  charge  connue  qu'il  peut  porter  : 
depuis  200  jusqu'à  320  kilos  ;  les  conducteurs  doivent  s'y  conformer, 
et  si  le  chameau  succombe  par  suite  de  surcharge,  le  conducteur  est 
passible  d'une  amende  qui  est  calculée  de  la  manière  suivante.  Le  prix 
du  chameau  est  divisé  en  autant  de  parts  qu'il  y  avait  de  ponds 


30  LE   DROIT   COUTUMIER    DES   KIRGHIZ. 

(1,545  kilos)  de  charge  totale,  et  le  conducteur  paye  autant  de  ces 
parts  qu'il  y  avait  de  pouds  en  surcharge. 

Le  patron  et  Vouvrier.  —  Les  femmes  kirghiz  chantent  la  paresse  de 
leurs  hommes,  et,  certes,  ce  n'est  pas  chez  les  Kirghiz  qu'il  faudrait 
chercher  de  grands  exemples  d'industrie;  pourtant  ils  ont  besoin  d'ou- 
vriers, soit  pour  surveiller  et  faire  paître  les  bestiaux,  soit  pour  les 
travaux  domestiques  et  même  la  culture  de  la  terre.  L'engagement 
d'ouvriers  se  fait  d'ordinaire  pour  un  an.  Les  ouvriers  engagés  pour 
les  travaux  des  champs  reçoivent  comme  salaire  depuis  un  quart 
jusqu'à  la  moitié  de  la  récolte,  ils  mangent  à  la  table  de  leur  patron, 
lequel  doit  en  surplus  leur  fournir  les  semences,  les  bêtes  de  travail 
et  les  outils.  !l  s'établit  entre  le  patron  et  son  ouvrier  des  relations 
patriarcales.  Le  maître  appelle  son  domestique  «  mon  fils  »  et  aussi 
«  mon  œil.  >  11  a  le  droit  de  le  tancer,  et  même  de  lui  donner  pour  sa 
correction  jusqu'à  trois  coups  de  fouet.  Le  domestique,  de  son  côté, 
est  censé  veiller  sur  les  intérêts  de  son  maître  de  quelque  nature 
qu'ils  soient.  Les  Kirghiz  considèrent  encore  en  partie  que  la  laine,  le 
lait  et  le  travail  des  animaux  sont  leurs  dons  gratuits  à  l'égard  de 
tout  homme  ;  en  conséquence  un  pâtre  qui  a  tondu  les  moutons  de 
son  patron  à  son  propre  profit  ne  reçoit  que  la  réprimande.  Au  reste 
on  renvoie  les  serviteurs  infidèles  et  négligents  sans  leur  faire  payer 
les  dommages  causés  par  eux. 


r 


CHAPITRE  V. 


L'hospitalité.  La  fraternisation.  La  communauté  des  biens.  Les  cadeaux.  Le 
sujun'chi.  Cliaritc  publique,  h'amanate.  Les  funérailles,  les  lamentations  et 
les  offices  de  morts. 


L'hospitalité.  —  Les  Kirghiz  pratiquent  largement  l'hospitalité,  qui 
leur  est  imposée  par  la  tradition  et  la  nécessité.  L'hôte  est  appelé 
chudaikunak ,  ce  qui  veut  dire  «  ami  de  Dieu.  »  Il  est  d'usage  de 
donner  gratuitement  logis  et  nourriture  à  tout  voyageur  et  à  son 
cheval  arrivés  dans  le  camp.  Pour  éviter  les  abus,  les  Kirghiz  ont  du 
reste  soin  de  dresser  leurs  lentes  à  l'écart  des  grandes  routes  et  aussi 
loin  d'elles  que  possible.  Cet  usage  est  fondé  sur  la  communauté  d'une 
partie  des  biens,  qui  est  censée  exister  entre  les  Kirghiz  selon  une 
ancienne  légende;  il  s'est  aussi  maintenu  grâce  à  la  crainte  qu'a  tout 
propriétaire  d'une  tente  d'avoir  à  payer  le  prix  du  sang  (khun)  pour 
tout  voyageur  qui  serait  mort  près  d'elle  de  faim  ou  de  fatigue.  Voici 
ce  que  dit  la  légende  : 

«  Au  déclin  de  sa  vie,  le  vieil  Alash  ,  se  réservant  une  partie 
de  son  bétail,  divisa  tout  le  reste  entre  ses  trois  fils,  considérés 
comme  fondateurs  des  trois  nations  ou  hordes  qui  divisent  les  Kirghiz. 
Chacune  de  ces  trois  parties  de  l'héritage  fut  désignée  par  le  vieux 
patriarche  comme  intch,  c'est-à-dire  comme  une  part  indivisible  et 
inaliénable  de  chacune  des  familles  de  ses  trois  fils.  Mais,  ajouta-t-il, 
en  s'adressant  à  sa  progéniture,  dans  les  conditions  de  votre  vie  nomade, 
dans  votre  état  d'éleveurs  de  bétail,  éloignés  comme  vous  êtes  de  toute  cité, 
ayant  un  commerce  et  un  marché  où  tout  voyageur  est  à  même  de  trouver  pour 
son  argent  le  logis  et  la  table,  il  vous  sera  difficile,  surtout  quand  votre  nom- 
bre augmentera,  de  venir  l'un  chez  l'autre  en  apportant  vos  propres  provisions. 
Comment,  en  effet,  voyageant  à  cheval,  comme  vous  en  avez  l'habitude, 
pourriez-vous  porter  avec  vous  un  mouton  pour  un  voyage  d'un  jour,  ou  même 


32  LE   DROIT    COUTUMIER    DES    KIRGHIZ. 

une  pièce  de  gros  bétail  pour  une  longue  route  ?  Voilà  pourquoi  je  veux  con- 
clure avec  vous  l'alliance  suivante  :  Je  vous  laisse  encore  la  part  qui  me  reste 
de  mes  biens,  mais  considérez-la,  non  plus  comme  un  bien  appartenant  en 
propre  à  quelqu'un  de  vous,  mais  comme  votre  bien  commun,  inaliénable  et 
indivisible.  Ne  prélevez  jamais  rien  dans  vos  visites  l'un  chez  l'autre  pour  les 
besoins  dé  l'estomac ,  soyez  toujours ,  les  uns  envers  les  autres ,  comme  des 
hôtes  invités,  et  jouissez  aussi,  l'un  à  l'égard  de  l'autre,  du  droit  du  kunahuss 
(asile  et  table  gratuits). 

Ainsi  soit-il,  nous  garderons  ton  alliance,  répondirent  avec  déférence  les 
enfants  du  noble  patriarche.  » 

En  apprenant  l'arrivée  d'un  hôte  dans  une  tente ,  les  propriétaires 
des  tentes  voisines  apportent  leur  contribution  à  son  entretien.  En 
fait  de  nourriture,  les  Kirghiz  estiment  le  plus  le  pain  et  le  raisin, 
car,  disent-ils,  le  Dieu  a  reconnu  :  que  s'il  avait  besoin  de  nourriture,  il 
aurait  mangé  du  pain  avec  du  raisin.  Après  cela  viennent  dans  leur  esti- 
mation d'autres  fruits  dont  l'origine  est  le  paradis.  La  meilleure  chair  est 
celle  du  mouton  et  de  la  chèvre,  puis  vient  la  chair  du  chameau,  celle 
de  la  vache,  et  enfin  celle  de  cheval.  Tous  ces  animaux,  sauf  le  cheval, 
ont  été  créés,  selon  les  Kirghiz,  des  restes  de  l'argile  employé  pour 
créer  Adam.  Quant  au  cheval,  il  estcrééde  l'air.  La  boisson  favoritedes 
Kirghiz  est  le  housa  préparé  de  riz  ou  de  millet.  Les  Karakirghiz  lais- 
sent leur  hôte  seul  avec  les  mets  qu'on  vient  de  lui  servir,  et  il  dépend 
de  ce  dernier  d'inviter  le  maître  du  logis  à  partager  avec  lui  le  repas, 
ou  bien  d'en  abandonner  les  restes.  Le  Kirghiz  se  montre  reconnaissant 
envers  l'homme  chez  qui  il  a  mangé.  A  celui  qui  t'a  nourri  pendant  un 
jour,  dit  la  sagesse  populaire,  tu  dois  faire  le  salamalec  pendant  quarante 
jours.  Mais  ceux  qui  sont  tenus  à  pratiquer  l'hospitalité  chez  les  Kir- 
ghiz ne  paraissent  pas  outre  mesure  enchantés  des  occasions  de  rece- 
voir souvent  les  voyageurs  sous  leurs  tentes.  Avant  d'entrer,  c'est  l'hôte 
qui  se  gène;  après  être  entré,  c'est  le  tour  de  l'amphytrion  de  se  gêner, 
disent-ils.  Un  autre  proverbe  kirghiz  :  Une  visite,  le  bonheur;  deux,  la 
misère,  prouve,  en  tous  cas,  que  les  charges  de  l'hospitalité  leur  sem- 
blent lourdes.  Si  un  voyageur  s'arrête  avant  le  coucher  du  soleil  près 
d'une  tente,  le  maître  de  cette  dernière  va  chercher  un  mouton  pour 
en  régaler  l'étranger,  ou  bien  il  se  contente  de  lui  adresser  quelques 
paroles  aimables.  Si  l'étranger  qui  a  faim  ne  se  montre  pas  rassasié 
par  de  belles  paroles,  et  s'il  égorge  lui-même  un  mouton  qui  ne  luiap- 


FRATERNISATION.  33 

partient  pas,  alors,  en  cas  de  contestation  entre  lui  et  le  propriétaire 
de  la  bête,  la  coutume  veut  que  l'étranger  soit  absous.  C'est  la  crainte 
d'avoir  à  payer  le  prix  du  sang  {khun)  pour  un  homme  décédé  dans 
le  camp  qui  dicte  cette  indulgence.  Le  propriétaire  d'une  tente  répond 
pour  la  sécurité  de  son  hôte  et  de  son  bien,  s'il  ne  se  trouve  pas  avec 
lui  en  hostilité.  La  présence  d'un  ennemi  sous  la  tente  de  son  adver- 
saire est  considérée  même  comme  un  signe  de  soumission.  On  cherche 
alors  è  amener  la  paix  entre  les  deux  rivaux.  Il  est  d'usage  de  s'abs- 
\temr  de  toute  parole  qui  pourrait  blesser  ou  méc^ntenlier  l'hôte  'de 
quelqu'un  :  Ne  fais  pas  valoir  tes  griefs  à  l'égard  de  ton  hôte,  dit  le  pro- 
verbe, si  même  ils  étaient  gros  comme  la  tente.  Les  Kirghiz  admettent, 
paratt-il ,  le  droit  de  refuge  en  cas  de  poursuite  pour  meurtre;  mais 
le  propriétaire  d'une  tente  ne  se  gênerait  pas  de  livrer  à  la  justice 
l'homme  poursuivi  par  ses  ennemis  et  qui  chercherait  à  se  cacher 
chee  lui ,  s'il  n'est  pas  son  proche  parent.  Un  voleur  ou  un  prévenu 
de  vol  m'est  pas  traité  comme  réfugié,  et  il  est  livré  à  celui  qui  le 
demande.  On  ne  permet  pas  d'entrer  dans  une  tente  à  deux  ennemis 
qui  se  poursuivent;  on  les  chasse  tous  les  deux,  afin  qu'ils  vident 
teur  querelle  dans  la  steppe,  loin  du  campement. 

La  fraternisation  (Tamyrmyk-Verhrûderung).  —  L'hospitalité  chez 
les  Kirghiz  est  soutenue  par  une  autre  institution  nationale  qui  est  la 
fraternisation.  Poussé  par  l'intérêt  comme  par  le  sentiment,  on  se 
promet  plus  ou  moins  solennellement  de  devenir  amis,  soit  pour 
quelque  temps,  soit  pour  toujours  et  même  au  delà  du  tombeau.  La 
fraternisation  entraîne  en  premier  lieu  l'échange  de  cadeaux  qui  doi- 
vent être  des  deux  côtés  d'une  valeur  égale,  et  puis  on  s'oblige  à 
l'hospitalité  réciproque.  iLes  amis  {tamyr)  viennent  eu  visite  les  tms 
chez  les  autres  et  choisissent  eux-mêmes  les  objets  qui  leur  plaisent 
le  mieux  et  qu'ils  voudraient  recevoir  en  cadeaux.  Il  n'est  pas  bien- 
séant de  porter  plainte  contre  son  tamyr  ;  il  arrive  pourtant  quel- 
que^fois  que  les  juges  sont  appelés  à  régler  les  comptes  entre  les  soi- 
disant  frères,  d'évaluer  exactement  ce  que  chacun  d'eux  a  reçu  en 
cadeaux,  et  d'obliger  celui  qui  a  fait  le  moindre  sacrifice  de  donner 
autant  qu'il  est  nécessaire  pour  maintenir  l'équilibre.  Dans  les  cas 
compliqués,  le  juge  cherche  à  amener  la  réconciliation  entre  les  plai- 
deurs, et  en  s'adressant  au  plaignant  :  «atisf.iis  le  désir  de  ton  i&myr, 

3 


34  LE    DROIT   COUTDMIER    DES    KIRGHIZ. 

lui  dira-t-il;  quand  tu   viendras   en   visite   chez  lui,  lui   aussi  satisfera   ton 
désir.  On  distingue  plusieurs  degrés  de  fraternisation  plus  ou  moins 
intime  et  durable.   La  fraternisation  ordinaire  entraîne  l'échange  de 
bons  procédés  entre  les  nouveaux  frères,  mais  ce  n'est  qu'avec  con- 
sentement du  propiiétaire  qu'ils  prennent  l'un  chez  l'autre  les  bêtes 
et  les  objets  dont  ils  pourraient  avoir  besoin.  La  fraternisation  à  per- 
pétuité, au  contraire,  établit  comme  une  espèce  de  communauté  de 
biens  entre  les  tamyrs.   La  cérémonie  de  fraternisation  se  fait  avec 
solennité,  on  s'échange  des  promesses  sur  le  Coran,  on  s'embrasse  par 
dessus  la  lame  d'un  sabre,  ou  avec  la  poitrine  mise  à  nu.  La  fraterni- 
sation peut  avoir  lieu  entre  les  jeunes  filles,  et,  ce  qui  paraîtrait 
étrange,  entre  les  personnes  d'un  sexe  différent.  C'est  une  espèce 
d'amitié  qui  permetà  un  jeune  homme  et  à  une  jeune  fille  de  se  trouver 
sur  un  pied  de  grande  intimité  sans  être  pour  cela  des  amants  (1). 

La  communauté  de  biens.  —  Nous  venons  de  voir  qu'entre  les  tamyrs 
il  s'établit  une  communauté  de  biens;  mais  elle  existe  également  dans 
les  cercles  de  famille.  Cette  communauté  de  biens  ,  chez  les  Kirghiz, 
est  évidemment  la  conséquence  du  rôle  qu'y  joue  la  tribu.  Il  y  a  des 
biens  qui  sont  censés  être  la  propriété  de  la  tribu  entière,  comme  une 
femme  à  marier,  le  terrain  où  Ion  fait  paître  les  troupeaux,  l'eau  dont 
on  se  sert  pour  abreuver  le  bétail ,  etc.  ;  mais  il  y  a  aussi  des  biens 
qui  n'appartiennent  qu'à  un  cercle  plus  ou  moins  large  d'une  famille. 
Plus  est  étroit  le  cercle  de  la  parenté ,  plus  est  grande  la  liberté  avec 
laquelle  ses  membres  jouissent  des  biens  qui  appartiennent  à  chacun 
d'eux.  Les  enfants,  par  exemple,  peuvent  prendre  chez  leurs  parents 
tout  ce  dont  ils  croient  avoir  besoin  sans  encourir  la  responsabilité 
judiciaire.  Ou  se  dépouille  presque  au  même  degré  entre  oncles  et 
neveux,  entre  cousins  germains  et  même  entre  alliés  ou  ceux  qui 
sont  en  train  de  le  devenir. 

Les  cadeaux.  —  L'usage  d'offrir  des  présents  est  plus  largement 
répandu  chez  les  Kirghiz  que  chez  les  peuples  européens;  cela  tient 


(1)  C'est  en  Bactriane,  Turkcstane  russe  actuelle,  que  prit  naissance  la  reli- 
gion mazdcenne  des  Zaratouciitra  (Zoroastres)  qui,  la  première  et  bien  des  siè- 
cles avant  les  Stoïciens ,  avant  le  christianisme  et  les  mystiques  de  l'empire 
romain,  proclama  l'égalité  des  hommes  sur  cette  terre  et  leur  fraternité  par  le 
travail,  pour  le  bien  du  monde  et  de  rhumanité. 


CADEAUX.  35 

probablement  à  ce  qu'ils  ont  un  sens  plus  fort  de  la  solidar-té  qui  lie 
les  individus  en  familles,  et  les  familles  en  tribu.  Nous  avons  parlé 
des  cadeaux  qui  s'échangent  entre  les  personnes  qui  se  déclarent  être 
des  tamyrs  ou  qui  sont  en  train  de  s'allier;  nous  allons  maintenant 
relever  d'autres  cas  où  l'on  est  obligé  d'offrir  un  cadeau,  ou  bien  où 
l'on  a  le  droit  de  le  réclamer. 

Tout  juge  qui  vient  de  juger  un  cas  à  la  satisfaction  des  parties 
intéressées  a  droit  à  de  la  reconnaissance  de  leur  part,  qui  s'exprime 
sous  forme  de  présent  (hiylique). 

Tout  homme  qui  vient  de  conclure  une  affaire  avec  succès,  soit 
vente,  soit  achat,  soit  procès,  est  tenu  d'apporter  à  ses  proches  et 
amis  de  petits  présents  (salai). 

Celui  qui  vient  d'acheter  un  habit  neuf  doit  distribuer  de  petits 
cadeaux  à  ceux  qui  arrivent  le  féliciter. 

Un  homme  qui  reçoit  la  nouvelle  que  la  femme  de  son  ami  vient 
d'accoucher,  doit  envoyer  par  un  tiers  un  quartier  de  mouton  avec  une 
pièce  d'étoffe.  Le  messager  a  droit  à  un  cadeau  de  la  part  du  mari  de 
l'accouchée.  On  donne  des  présent^  aux  visiteurs  chez  les  proprié- 
taires d'une  nouvelle  tente. 

Un  jeune  homme  pour  qui  son  père  vient  de  trouver  une  fiancée, 
attend  des  cadeaux  de  ses  amis,  qui  les  lui  offrent  à  condition  de  réci- 
procité en  cas  semblable.  Un  jeune  homme  qui  croit  n'avoir  pas  reçu 
sa  bonne  part  dans  la  fortune  de  son  père,  peut  aussi  réclamer  des 
cadeaux  de  la  part  des  hommes  de  sa  tribu. 

Celui  qui  rencontre  les  hommes  revenant  de  l'expédition  et  chargés 
de  butin  a  droit  à  un  petit  don  (saonga)  provenant  du  butin. 

Chez  les  personnes  riches  et  influentes ,  il  est  d'usage  de  faire ,  à 
leurs  subordonnés,  des  cadeaux  en  habits,  en  guise  de  récompenses 
pour  les  services  rendus  ,  et  il  est  convenable  que  ceux  qui  ont  été 
favorisés  de  la  sorte  se  revêtent  de  ces  habits  les  jours  de  fête. 

Dans  tous  ces  cas  et  dans  bien  d'autres,  les  cadeaux  portent  leur 
nom  spécial. 

On  ne  restitue  pas  des  cadeaux  reçus,  sauf  le  cas  où  un  ami  en 
ayant  obtenu,  ne  peut  pas  offrir  des  présents  équivalents. 

Le  sujuntchi  (récompense  pour  une  bonne  nouvelle  et  pour  une  trou- 
vaille). —  Les  Kirghiz  n'ont  pas  de  journaux,  et  leurs  moyens  de  con- 


i 


36  LE   DROIT    COUTUMIER    DES    KIRGrHIZ. 

naître  ce  qui  se  passe  sur  les  immenses  étendues  des  steppes  au  pais- 
sent leurs  nombreux  troupeaux  sont  bien  faibles  ,  aussi  ne  sera-t-on 
pas  surpris  d'apprendre  qu'ils  estiment  tout  porteur  d'une  nouvelle 
q,ui  peut  donner  de  la  joie  ou  bien  mettre  sur  les  traces  des  voleurs, 
comme  digne  d'une  récompense  sous  la  forme  d'un  présent  spécial 
qui  porte  le  nom  de  sujuntchi.  On  a  droit  au  mjuntchi,  et  on  peut  le 
péclamer  devant  les  tribunaux  pour  toute  indication  précise  mettant 
sur  les  traces  du  voleur  et  de&  objets  volés,  et  pour  la  restitution 
d'une  bête  ou   d'un  objet  perdu  ou  égaré;  on  a  également  droit  au 
iujuntchi,  sans  pou  voir  pourtant  le  réclamer,  pour  toute  nouvelle  de 
première  main  sensée  faire  du  plaisu"  à  celui  à  qui  elle  est  rapportée. 
*Le  montant  du  sujuntchi  n'est  pas  rigoureusement  fixé  ,  il  est  en  rap- 
port avec  le  service  rendu  et  avec  la  peine  et  avec  le  danger  qu'a  dû 
courir  le  porteur;  en  plusieurs  cas,  il  est  débattu  et  fixé  de  gré  à 
gFé  entre  le  propriétaiie  lésé  et. celui  qui  se  ebarge  de  découvrir  et 
d'amener  les  voleurs.  Ce  prix  est  assez  élevé  dans  \e  cas  où  il  s'agit 
de  saisir  le  voleur;  on  payera,  par  exemple,  jusqu'à  2')  roubles  pour 
la  restitution  d'un  cheval  enlevé  et  la  saisie  du  volenr.  Si  le  por- 
teur ne  parle  que  par  ouï-dire  du  lieu  où  se  trouve  l'objet  cherché,  il 
ne  peut  prétendre  qu'au  kulak-sujuntchi,  qui  est  de  deux  roubles  pour 
un  chameau,  d'un  rouble  pour  une  tête  de  gros  bétail  et  de  quelques 
k-opeks  pour  une  tête  de  menu  bétail. 

Le  sujuntchi,  pour  la  restitution  d'un  objet  perdu,  est  nçiieux  déter- 
miné, il  est  de  10  à  20  %  du  prix  de  la  trouvaille.  Celui  qui  restitue 
une  brebis  égarée  sans  en  avoir  altéré  la  marque  a  droit  à  sa  pos- 
térité. Du  reste,  le  kirghiz  ne  se  fait  pas  scrupule  de  s'approprier  un 
objet  trouvé.  Selon  l'usage ,  un  objet  trouvé  sans  témoins  appartient 
à  l'inventeur,  et  s'il  y  avait  des  témoins,  la  trouvaille  est  gardée  deux 
mois,  jusqu'à  l'arrivée  du  propriétaire,  auquel  on  la  restitue  contre 
sujuntchi.  Quiconque  croit  pouvoir  réclamer  une  pièce  de  gros  bétail 
égarée  doit  se  présenter  avec  sept  témoins  à  l'appui,  dont  deux  soient 
prêts  à  jurer  en  sa  faveur.  Un  habit  trouvé  par  quelqu'un  en  com- 
pagnie d'autres  personnes  revient  au  doyen  d'âge  de  la  compagnie, 
et  s'il  n'y  a  pas  une  grande  différence  d'âge  entre  les  compagnons,  la 
préférence,  selon  le  cas,  s'établit  dans  l'ordre  suivant  :  d'abord  vient 
l'homme  de  l'os  blanc,  puis  l'étranger  (homme  d'une  autre  tribu), 


CHARITÉ   ?UBLIQUE.  3^ 

puis  mollah,  et  enfin  l'homnie  marié;  et  s'il  y  en  a  plusieurs,  celui 
d'entre  eai  qui  s'est  marié  le  plus  anciennement. 

Charité  publique.  —  Les  Kirgbiz,  qui  se  montrent  si  hospitaliers, 
ne  peuvent  certainement  pas  être  étrangers  aux  sentiments  de  la  cha- 
rité, bien  que  ces  sentiments  chez  eux  soient  loin  d'atteindre  la  pro- 
fondeur et  la  largeur  de  la  charité  évangéfique.  Les  Kirghiz  admet- 
tent que  les  indigents,  les  estropiés,  les  malades,  et  même  ceux  qui  se 
sont  profondénient  endettés  ont  droit  à  l'assistance  publique,  sans 
qu'iJs  aient  songé  pourtant  aux  moyens  d'organiser  cette  assistance 
d'une  manière  permanente.  D'abord,  on  laisse  au  pauvre  prendre 
son  bissac  et  mendier  de  porte  en  porte  en  chantant  les  versets  du 
écran.  Il  est  considéré  méritoire  de  tendre  la  main  aux  mendiants  et 
le*  femmes  kirghiz  donnent  volontiers  leur  offrande.  On  charge  en- 
suite les  anciens  et  ^es  vieillards  de  faire  la  collecte  au  profit  des  pau- 
vres et  des  estropiés  et  de  rappeler  que  ceux-ci  ont  droit  à  ci  s  dons 
au  nom  d'Allah.  Ce  qui  paraîtrait  plus  étrange,  c'est  la  collecte  qui 
est  faite  également  par  les  vieillards  au  profit  des  gens  influents 
qui  sont  endettés,  pour  leur  permettre  de  s'acquitter  envers  leurs 
créanciers.  Les  arguments  qu'on  emploie  pour  déterminer  la  commu- 
nauté à  prêter  son  secours  à  ces  nécessiteux  sont  d'une  nature  par- 
ticulière. Uu  lac  ne  diminue  pas  si  on  en  tire  de  l'eau  par  cuillerées  ;  seni- 
blablement,  la  comntvunauté  dont  les  membres  accordent  des  secours  individuels 
no  s'appauvrit  pas.  Et  on  ofiFre  du  secours  en  disant  :  Si  un  homme  cra- 
che, il  n'arrive  rien  ;  si  la  communauté  entière  crache ,  il  se  forme  un  lac. 
La  charité  chez  les  Kirghiz  s'exerce  aussi  par  des  secours  mutuels 
qu'ils  prêtent  à  ceux  d'entre  eux  qui  ont  à  faire  un  travail  qui  sur- 
passe la  force  individuelle,  ou  qui  ont  à  poursuivre  les  voleurs  et 
les  brigands  dont  ils  sont  devenus  les  victimes. 

Vamanate  (le  dépôt).  —  Vamanate  est  une  institution  qui  a  aussi  un 
caractère  charitable.  Errant  beaucoup  ,  les  Kirghiz  se  trouvent  sou- 
vent obligés  de  confier  en  garde  à  leurs  parents  et  amis  les  diffé- 
rentes choses  animées  et  inanimées  qui  leur  appartiennent.  La  con- 
servation de  ces  objets  est  une  obligation  imposée  par  l'usage  et  la 
conscience  publique.  «Celui  qui  abuse  de  Vamanafe ,  »  dit  le  pro- 
verbe, «  est  puni  dans  l'autre  monde.  »  Mais  il  est  également  puni 
dans  le  monde  présent,  ajoutons-nous,  parce  que  la  vente  oula  cor- 


38  LE   DROIT   COUTUMIER    DES   KIRGHfZ. 

ruption  intentionnelle  des  objets  confiés  en  garde  équivaut  au  vol. 
On  n'est  pas  responsable  pour  la  perte  fortuite  de  Vamanate.  La  car- 
saison  confiée  au  conducteur  d'une  caravane  est  assimilée  à  Vamanate, 
et,  en  cas  de  sa  perte,  le  tran^^porteur  est  tenu  à  restituer  la  double 
valeur  de  la  charge  à  lui  confiée. 

Les  funérailles  et  les  offices  de  morts.  —  Le  Kirghiz  est  robuste  ;  il 
ne  connaît  guère  les  nombreuses  maladies  de  nos  mœurs  raffinées  ; 
sa  vie  est  longue,  sauf  l'accident,  mais  il  meurt  quand  même.  Aussi, 
pour  terminer  cette  première  paitie  de  notre  étude,  disons  queslques 
mots  sur  la  manière  dont  il  envisage  la  mort.  On  sait  bien  que,  dans 
les  pratiques  observées  pour  l'enterrement  et  les  souvenirs  des  dé- 
funts, se  traduisent  les  croyances  populaires  du  au-delà,  qui  ne  sont 
pas  sans  exercer  une  influence  sérieuse  sur  la  manière  d'être  ici-bas. 

Les  Kirghiz  ne  gardent  pas  longtemps  leurs  défunts  avant  l'inhu- 
mation, et  ils  n'observent  pas  même  le  délai  de  vingt-quatre  heures 
après  le  décès.  Une  personne  décédée  le  matin  est  inhumée  le  soir,  le 
même  jour,  aussitôt  qu'on  a  eu  le  temps  de  convoquer  les  proches  à 
la  cérémonie.  On  lave  le  corps  du  défunt  et,  la  besogne  faite,  ceux 
qui  en  étaient  chargés' partagent  entre  eux  ses  habits.  On  invite  en- 
suite un  mollah  ou  un  vieux  parent  pour  ôter  les  péchés  dont  l'âme 
du  trépassé  reste  chargée.  Dans  ce  but  on  amène  un  chameau  ou  un 
cheval  qu'on  fait  approcher  du  côté  droit  du  cadavre,  tandis  que  le 
mollah  prend  sa  place  au  côté  opposé;  on  passe  les  rênes  par  dessus 
le  corps,  dans  les  mains  du  prêtre,  et  on  interpelle  ce  dernier  ainsi  : 
«  Nous  t'avons  désigné  pour  enlever  les  péchés  dont  le  défunt  ne  s'est 
pas  déchargé  par  l'observation  des  cinq  prières  réglementaires;  veux-tu 
les  prendre  sur  toi  ?»  Le  prêtre  répoud  trois  fois  :  Oui.  L'âme  du  défunt 
est  alors  censée  absoute,  et  le  mollah  emmène  le  chameau  ou  le  che- 
val qu'il  reçoit  en  cadeau.  Le  mollah  a  ensuite  d'autres  services  à 
rendre  et  d'autres  cadeaux  à  tenir.  Sa  présence  à  l'enterrement  lui 
vaut  une  brebis;  sa  prière  après  l'inhumation  en  vaut  une  autre,  et 
puis  il  est  appelé  aux  septième,  quarantième  et  centième  jour  après 
le  décès,  ainsi  qu'au  jour  de  l'anniversaire,  pour  dire  la  prière  et  par- 
tager les  repas  en  honneur  des  morts,  avec  les  proches  et  amis  du 
défunt.  Pendantlces  cérémonies,  la  veuve  ou  les  veuves  du  défunt 
sont  tenues  à  se  lamenter  sur  leur  perte,  en  récitant  d'un  ton  cadencé, 


FUNÉRAILLES.  39 

plaintif  et  glapissant,  les  vertus,  l'activité,  l'habileté  et  la  richesse 
supposée  du  trépassé.  —  H  y  a  do  l'art  à  pleurer  ainsi  son  mort, 
connu  aussi  par  les  peuples  slaves,  et,  comme  ne  l'apprend  pas  qui 
veut,  les  veuves  ne  sachant  pas  se  lamenter  conformément  à  l'art, 
invitent  des  pleureuses,  qui  en  ont  fait  leur  spécialité  (1). 

Les  récitations  des  pleureuses  entrent  dans  le  cycle  de  la  poésie 
nationale,  elles  peignent  les  mœurs  et  ne  manquent  pas  de  quelques 
hautes  et  salutaires  pensées.  En  voici  un  échantillon  : 

En  accumulant  des  richesses,  n'oublie  pas  la  justice  et  garde  la  foi. 

Après  qu'on  a  fait  franchir  dans  la  bière  le  seuil  de  la  maison, 

On  s'aperçoit  qu'on  n'était  ici-bas  qu'un  hôte  de  quelques  instants. 

La  vie  est  comme  quand  on  compte  des  pièces  d'or  brillantes  ; 

Dans  un  jour,  elles  échappent  et  tombent  du  creux  de  ma  main. 

0  Dieu,  qu'il  te  plaise  de  le  faire  reposer  dans  la  foi! 

Je  pleure,  la  terre  et  le  ciel  pleurent. 

Je  ne  pleurerais  pas  ainsi 

Si  Dieu  ne  m'avait  séparé  du  favori  de  mon  âme. 

0  Dieu  !  qu'il  te  plaise  de  le  faire  reposer  dans  la  foi  ! 

Nous,  les  disciples  de  ton  ambassadeur,  le  prophète  ; 

De  tout  temps  tu  nous  as  faits  tes  esclaves , 

N'ayant  pas  laissé  dans  nos  mains  les  biens  dont  nous  jouissions. 

Je  pleure,  la  terre  et  le  ciel  pleurent; 

Je  ne  pleurerais  pas  ainsi, 

Si  Dieu  ne  m'avait  sépaié  du  favori  de  inon  âme. 

Le  bien  que  tu  as  amassé  est  resté  dans  le  désert  poudeux  •; 

La  femme  que  tu  as  choisie  est  restée  à  ton  côté  droit. 

Si  tes  mains  ne  sont  pas  liées  par  l'Eternel,  le  Tout-Puissant,  cours  vers  ta 

demeure. 
L'herbe  croît  devant  le  seuil  de  ton  habitation. 
Le  cheval  s'effraie  à  l'aspect  de  cette  herbe. 
Qui  est-ce  qui  administrera  ces  biens  que  tu  as  amassés  ? 
Devant  les  portes  croissent  les  mauvaises  herbes. 
Ta  femme  est  restée  veuve,  ton  enfant,  orphelin. 
La  maison  que  tu  as  construite, 
Personne  ne  peut  l'administrer. 
Tu  n'as  pas  fait  de  mal  au  peuple. 

Que  ton  âme,  maintenant  impuissante  comme  une  mouche, 
Reçoive  le  pardon  du  Dieu  qui  t'a  créé. 

A  quinze  ans,  tu  ressemblais  au  chameau  mùr  pour  l'accouplement; 
A  trente  ans,  tu  étais  comme  la  montagne  d'Asear; 

(1)  La  coutume  de  pleurer  les  morts  avec  ordre  en  cadence  paraît  être  propre 
à  tous  les  peuples  encore  en  enfance.  Elle  fut  pratiquée  en  Egypte,  en  Lybie, 
en  Grèce,  chez  les  Romains  (praefila),  au  midi  de  la  France,  en  Picardie,  en 
Béarn,  en  Gascogne  ovi  ces  lamentations  étaient  appelées  threni,  éjulation  et 
aussi  hurlements.  Elle  était  pratiquée  par  les  Juives  et  l'est  encore  par  les 
femmes  slaves  et  irlandaises. 


^0  LE   DROIT   COUTUMIER    DES   KIR(ÎHIZ. 

Tu  t'es  jeté  sur  Ifes  troupes  des  infidèles,  semblable  à  un  loup  affamé  ; 

A  l'âge  de  cent-vingt,  tu  connus  la  vieillesse. 

Toi,  mon   maître,  qui  (comme  le  soleil)  chassais  les  nuages  et  faisais  fondre 

là  glace  ! 
Tu  dressas  ton  cheval,  Guj-rate,  quand  il  atteignit  sa  troisième  année. 
Et  tu  l'obligeas  à  souffrir  le  lasso  de  soie  à  l'âge  de  quatre  ans. 
Tu  aiguisais  ta  lance  sur  la  pierre  noire  ; 
Ta  force  réduisait  les  rochers  en  poudre. 
Pour  défendre  la  foi,  tu  entras  en  lutte  avec  l'ennemi  ; 
Tu  donnas  à  tes  guerriers  les  cimeterres  d'or  ; 
Tu  faisais  trcmpcf  les  cimeterres  d'or  dans  le  sang  rouge. 
Mon  maître,  c'est  toi  qui  as  converti  ton  peuple  à  la  foi  de  l'Islam  ! 
Pour  ton  adresse  à  monter  à  cheval,  tu  reçus  des  khalates  (1)  à  vingt  ans  ; 
Tu  aidais  les  khans  et  les  biys  à  descendre  en  tenant  l'étrier  de  leur  monture; 
Tu  cherchais  à  monter  le  plus  fougueux  cheval  qu'il  y  eût  dans  le  camp. 
A  trente  ans,  tu  étais  assis  devant  le  fonds  rouge  et  tu  jugeais  le  peuple. 
Chez  les  Kirghiz,  tu  as  été  le  chef  des  cinq  mille  tentes  ; 
Le  Padichah,  instruit  qu'un  tel  homme  était  à  son  service. 
T'a  trouvé  digne  du  khalat. 

Tu  te  montrais  au  milieu  du  peuple,  revêtu  de  cette  robe  neuve. 
Personne  ne  jouait  du  balalaïka  (2)  mieux  que  toi. 
Dix,  quiiize  hommes  de  ton  âge  te  servaient  d'escorte  ; 
Tu  souriais  en  les  voyant  l'accompagner. 
Petits  et  grands  arrivaient  en  foule. 
L'arrivée  des  hôtes  plaisait  aux  maîtres. 

Quand  tu  vendais,  tu  offrais  cent  pièces  de  bétail  sans  surfaire. 
Quand  tu  achetais,  tu  prenais  pour  le  prix  qu'on  te  demandait. 
Tout  ce  temps  a  passé  comme  une  charmante  vision. 
Depuis,  ce  ne  fut  plus  qu'un  rêve. 

Quand  je  me  rappelle  tout  cela,  je  voudrais  pouvoir  fondre  en  larmes. 
Quiconque  tombe  dans  un  puits  a  des  grenouilles  jusqu'aux  oreilles. 
Je  suis  semblable  à  un  cheval  sauvage  tombé  dans  le  puits. 
Que  la  volonté  du  Très-Haut  s'accomplisse! 
Dans  ce  monde,  les  choses  ne  se  ressemblent  pas. 
Que  Dieu  ne  punisse  pas  dans  sa  colère  : 
Dieu,  dans  sa  colère,  anéantit  -, 
Il  te  consume  tout  entier  et  te  change  en  charbon.; 
Il  jette  le  pécheur  dans  les  flammes. 

Tu  verseras  des  larmes  améres  au  milieu  du  feu  dévorant. 
Je  n'ai  d'espoir  qu'en  sa  miséricorde. 
O  peuple  !  écoute  attentivement  : 
Que  la  vie  passée  dans  le  chagrin  prenne  fin. 

Combien  de  bonheur  méritez-vous  dans  ce  monde  et  dans  te  monde  à  venir, 
Quand  vous  soulagez  un  malheureux  d'entre  vos  frères  ! 
Le  pèlerinage  à  la  Mecque  est  la  seule  chose  urgente  en  ce  monde. 
Que  Dieu  agrée  tes  prières. 
Tu  cherchais  des  yeux  ton  narghilé , 
Quand  soudain  la  mort  t^  frappé. 


(t)  Robe  d'honuettr. 

(2)  lostrumeut  à  trois  cordes. 


FUNÉRAILLES.  4 1 

Je  commencerai  mon  discours  par  le  nom  du  Très-Haul. 

Le  prophète  lui-même  eut  à  souffrir  dans  ce  monde  ; 

A  la  fin,  c'est  lui  qui,  on  se  déclarant  prophète, 

A  effrayé  les  infidèles  par  ses  conquêtes. 

Le  premier  khalife  fonda  la  foi  inébranlable  ; 

La  justice  d'Omar  brilla  aux  yeux  de  tous  ; 

Osman  apprit  à  lire  pour  corriger  le  Coran  ; 

La  religion  du  monde  fut  éclairée  par  Ali-Khaïdor  ; 

Il  se  présenta  chez  le  prophète  à  l'âge  de  quarante  ans, 

Et  fut  enlevé  avec  lui  en  paradis. 

Lors  du  vivant  de  mon  lion,  je  portais  de  chaudes  chaussures, 

Les  talons  montaient  bien  haut. 

Mon  noble  lion,  ton  àme  aimable  n'est  plus  ! 

Une  progéniture  étrangère  d'un  père  étranger  est  jalouse  du  lion. 

Près  du  campement  se  rangent  en  longues  files  les  chameaux  de  deuil  ; 

Quand  repasseront-ils  de  nouveau  ? 

Quand  aurons-nous  de  nouveau  les  nombreux  troupeaux  enlevés  par  des 

Kalmucks  ? 
L'épervier  blanc  qu'on  vient  d'attacher 
Ne  peut  plus  devenir  ce  qu'il  était  jadis  ; 
Il  ne  peut  plus  poursuivre  les  canards  du  lac. 
Si  toi,  l'homme  de  mon  choix,  tu  tes  décidé  à  partir, 
Je  suis  forcée  de  rester,  quoi  que  je  fasse. 
Parle  ouvertement  :  Veux-tu  partir  ? 
Que  ferai-je,  délaissée  par  toi  ? 
J'irai  au-devant  de  toi. 
Si  mon  lion  s'en  va  et  que  moi  je  reste, 
Abandonnée  par  toi,  malheureuse, 
Prenant  alors  dans  les  mains  une  coupe  de  bois , 
Dans  quelle  ville  aurai-je  à  demander  l'aumône  ? 
Ce  cheval  blanc  aux  taches  rousses , 
Que  tu  aimais  tant  à  monter, 
Qui  faisait  voler  les  étincelles  sous  ses  sabots , 
Qui  te  portait  si  vite,  qu'on  sentait  l'air  battre  tes  épaules, 
Comme  si  c'eût  été  une  tempête  de  neige. 
On  a  soulevé  ce  cheval  la  tête  la  première  , 
Et  on  l'a  frappé  au  poitrail  lors  de  tes  funérailles. 
Nul  ne  doute  de  ton  courage. 
Chez  les  infidèles,  dont  les  pères  soient  exécrés, 
Tu  enlevais  leurs  maigres  chevaux  ; 
Tu  frappais  les  ennemis  qui  t'attaquaient, 
Et  tu  avais  pour  compagnon  le  premier  venu. 
Semblable  aux  fleuves  Oural  et  Volga , 
Tu  as  parcouru  le  monde  sans  fatigue  ; 
Tu  as  vu  tout  d'un  bout  à  l'autre,  ô  héros  1 
Quel  est  le  vaillant  qui  te  fut  supérieur  ? 
Après  la  mort,  tu  t'es  changé  en  poadre  noire. 

Les  pleureuses  gardent,  pendant  leur  lamentation,  une   attitude 

consacrée  par  l'usage  ;  elles  penchent  le  corps  en  avant,  appuient  les 

bras  sur  les  hanches  et  ne  s'assoient  jamais  directement  sur  terre. 

4 


42  LE    DROIT    COUTL'MIER    DES    KIRGHIZ. 

Les  femmes  kirghiz  portent  le  deuil  et,  durant  trois  jours,  après  un 
décès  dans  une  tente,  on  n'y  fait  pas  de  cuisine.  Selon  la  croyance 
populaire,  dans  le  cas  de  contravention  à  cette  règle,  Azrail,  lange  de 
la  mort,  suffoquerait  le  défunt.  A  l'anniversaire  du  décès,  on  prépare 
un  festin,  on  organise  des  luttes  et  des  courses,  on  fait  un  grand  feu 
et  on  y  jette  les  habits  de  deuil  de  la  veuve  qui,  dès  lors,  est  libre  de 
se  remarier. 

Les  funérailles  et  les  jours  commémoratifs  ,  avec  ses  repas  pour  de 
nombreux  invités,  ses  courses,  ses  luttes  auxquelles  les  Kirghiz  trou- 
vent un  grand  plaisir,  ses  bandes  de  chanteurs,  de  pleureuses  et  de 
musiciens,  qui  n'y  manquent  pas,  occasionnent  beaucoup  de  dépenses 
aux  gens  riches  et  contribuent  efficacement  à  resserrer  les  liens  d'amitié 
dans  le  sein  de  ce  peuple.  Après  le  décès  d'un  homme  riche,  les  fes- 
tins durent  plusieurs  jours  de  suite,  et  les  invités  à  ces  fêtes  en  l'hon- 
neur de  la  mort  jouissent  de  considérations  particulières.  En  distinc- 
tion des  voyageurs  ordinaires,  les  invités  aux  funérailles  portent  le 
nom  de  sûiak-tchi,  et  quiconque  s'attaque  à  un  sûiàk-tchi,  porte  la 
double  peine.  Dans  quelques  localités,  les  sûiak-tchi  apportent  aux 
festins  auxquels  ils  sont  invités  des  vases  remplis  de  kumys  (lait  fer- 
menté de  cavale),  et  ils  rapportent  dans  les  mêmes  vases  de  la  graisse 
de  cheval.  L'aîné  de  famille  où  ont  lieu  les  funérailles  laisse  la  prési- 
dence aux  festins  à  l'un  de  ses  parents  les  plus  âgés  et  se  conduit  lui- 
même  en  invité.  Il  va  sans  dire  que  les  gens  pauvres  font  les  choses 
d'une  manière  beaucoup  moins  large  que  leurs  confrères  ayant  de 
nombreux  troupeaux;  mais  quelque  humble  que  soit  la  position  d'un 
Kirghiz,  il  ne  saurait  se  dispenser  d'inviter  et  de  régaler  les  proches 
et  les  amis  d'un  parent  qu'il  doit  porter  dans  la  tombe. 

Les  cimetières  de  Kirghiz  sont  placés  sur  un  lieu  élevé  ou  sur  une 
colline  à  l'abri  des  eaux  du  dégel.  Malgré  leur  vie  errante,  les  Kirghiz 
opulents  placent  sur  les  tombeaux  de  leurs  proches  des  monuments 
en  pierre,  avec  la  marque  distinctive  de  la  tribu,  lesquels  deviennent 
les  lieux  sacrés  où  se  prononce  le  serment  et  où  l'on  fait  des  promesses 
solennelles.  Mais  il  n'y  a  pas  lieu  de  croire  que  les  Kirghiz  attachent 
une  grande  importance  au  culte  des  morts.  Us  laissent  reposer  leurs 
morts,  dont  le  sable  du  désert  fait  bientôt  disparaître  les  tombeaux, 
et  ils  jouissent  de  la  vie. 


CHAPITRE  VI. 


Notions  préliminaires  et  observations  générales  sur  le  droit  pénal  des  Kirghi/, 
Organisation  judiciaire.  Biylyk.  Mode  de  procéder.  Citation  du  prévenu. 


Notions  préliminaires  sur  le  droit  pénal  des  Kirghiz.  —  Les  Kirghiz, 
comme  nous  l'avons  vu,  forment  une  grande  nation  pastorale,  qui  se 
divise  en  tribus  plus  ou  moins  puissantes,  et  qui  occupe  avec  ses  nom- 
breux troupeaux  d'immenses  espaces  de  steppes  et  de  montagnes.  Avec 
l'état  pastoral  auquel  ils  ont  été  fidèles  de  tout  temps,  les  Kirghiz  ont 
conservé  jusqu'à  nos  jours  le  régime  du  patriarcat  sous  sa  forme  peut- 
être  la  plus  pure.  Chez  les  Kirghiz,  l'unité  juridique,  au  point  de  vue 
civil  comme  au  point  de  vue  pénal,  est  le  groupe  de  la  famille.  Le  pou- 
voir appartient  au  chef  de  famille  et,  parmi  ces  chefs,  le  plus  puissant 
est  celui  dont  la  famille  est  la  plus  nombreuse,  les  ancêtres  les  mieux 
connus  et  la  parenté  la  plus  longue.  Avec  un  long  fourgon,  dit  l'adage 
kirghiz,  on  uc  se  brûle  pas  les  mains;  avec  une  nombreuse  parenté,  on  n'a 
pas  à  craindre  des  persécutions.  C'est,  évidemment,  le  régime  du  plus  fort 
qui  a  pu  suggérer  un  tel  adag?;  cependont,  ce  régime  n'étantplus  en 
vigueur,  il  faut  entendre  la  sentence  dans  un  sens  relatif;  car  les  Kir- 
ghiz ont  un  droit  pénal  qui  vise  au  maintien  du  respect  des  coutumes 
établies;  dès  lors  un  Kirghiz,  quelque  nombreuse  que  soit  sa  parenté,  ne 
saurait  se  soustraire  entièrement  aux  répressions,  s'il  enfreint  d'une 
manière  trop  audacieuse  les  coutumes  de  son  peuple.  L'observation 
du  droit  coutumier,  qui  se  transmet  de  père  en  fils,  osl  renforcée  chez 
les  Kirghiz  par  les  anciens  et  les  juges  électifs,  au  moyen  d'un  sys- 
tème de  compensations  et  de  peines  corporelles.  Ce  système  s'est 
montré,  jusqu'à  présent,  suffisamment  efficace  pour  maintenir  le  peu- 
ple kirghiz  durant  des  siècles,  non  certes  sans  le  concours  d'autres 
circonstances  favorables,  dans  le  même  état  social,  qui  étuit  en  p;irlic 


44  LE    DROIT    COUTUMIER   DES   KIRGHIZ. 

celui  de  nos  ancêtres,  bien  avant  le  commencement  de  l'ère  chrétienne. 

Nous  allons  maintenant  étudier  le  droit  pénal  coutumier  chez  les 
Kirghiz,  en  nous  servant  de  l'excellent  recueil  des  témoignages  et 
d'arrêts  de  tribunaux  composé  par  les  soins  da  général  N.  Grodekoff.  Il 
a  fait  traduire  p.ir  un  connaisseur  des  langues  kirghiz  etsarte,  M.  Vys- 
chnegorsky,  de  nombreux  arrêts  rendus  par  des  juges  kirghiz,  pen- 
dant un  certain  temps,  sur  les  sujets  habituels  de  contestation  qui 
sont  survenus  dans  leurs  circonscriptions  judiciaires.  Dans  le  volume 
de  M.  Grodekoff,  sur  503  pages  in-i»,  plus  des  deux  tiers  du  livre 
sont  consacrés  au  droit  pénal.  Les  genres  de  délits  ou  de  contesta- 
tions jugés  par  des  tribunaux  sont  au  nombre  de  20,  et  les  arrêts,  soit 
définitifs,  soit  préliminaires,  sont  au  nombre  de  389. 

Voici  quels  sont  les  traits  caractéristiques  du  droit  pénal  des  Kir- 
ghiz. 

Observations  générales.  —  Il  n'y  a  pas,  dans  la  langue  kirghiz,  de 
mot  qui  signifie  crime  ou  délit  avec  l'idée  que  nous  attachons  à  ces  ter- 
mes. Le  délit,  dans  le  langage  de  ce  peuple,  est  une  action  dont  quel- 
qu'un a  à  se  plaindre,  comme  étant  contraire  aux  bonnos  mœurs  et 
lui  faisant  du  tort  matériel.  Compris  ainsi,  le  délit  se  distingue  du  pé- 
ché, qui  est  une  contravention  à  une  loi  dont  l'observance  est  néces- 
saire pour  le  bien,  non  plus  dun  particulier,  mais  pour  celui  de  tout  le 
monde,  comme  par  exemple  celle  qui  prescrit  les  rites  religieux,  l'ab- 
stinence de  l'inceste,  etc.  Le  péché  est  plus  grave  qu'un  crime  ou 
délit  (mauvaise  action),  mais  dans  l'opinion  de  la  majorité  des  Kir- 
ghiz, le  meurtre  est  plus  grave  qu'un  petit  péché.  Le  mot  kirghiz  qui 
correspond  le  mieux  au  sens  d'une  personne  criminelle,  c'est  ûry  — 
voleur. 

Les  Kirghiz  ne  connaissent  pas  les  délits  contre  la  société,  ou  les 
délits  publics;  par  conséquent,  ils  n'ont  pas  de  procureurs  généraux 
portant  l'accusation  au  nom  de  l'Etat,  Pour  qu'on  puisse  poursuivre 
un  Kirghiz  comme  criminel,  il  faut  qu'il  y  ait  un  particulier  se  por- 
tant plaignant.  Celui-ci  garde  toujours  le  droit  de  s'accommoder  avec 
son  adversaire  et  de  faire  cesser  les  poursuites.  Les  Kirghiz  sont 
étrangers  à  la  notion  du  droit  abstrait,  et  leurs  juges,  en  interve- 
nant dans  les  disputes  à  l'appel  d'une  des  parties  en  cause,  n'ont 
qu'un  but,  celui  de  prévenir  un  état  de  choses  d'oil  pourraient  résul- 


OBSERVATIONS  GÉNÉRALES.  45 

ter  des  luttes  intestines,  l'entente  des  opprimés  contre  les  oppresseurs, 
ou  bien  l'affaiblissement  du  respect  dû  à  la  coutume  (1). 

Le  droit  pénal  chez  les  Kirghiz,  comme  chez  la  plupart  des  peuples 
anciens,  est  fondé  sur  l'idée  de  vengeance  privée  et  de  compensa- 
tion en  faveur  de  la  partie  lésée.  On  reconnaît  à  la  victime  d'un  délit 
le  droit  d'obtenir  une  réparation  égale  au  préjudice  qui  résulte  pour 
elle  de  ce  délit.  Cette  loi  du  talion  a  dû  être  appliquée  autrefois 
chez  les  Kirghiz  sans  mitigation,  comme  chez  les  Hébreux  :  «  Fracture 
pour  fracture,  œil  pour  œil,  dent  pour  dent  »  {Lévilique,  chap.  XXIV» 
V.  19),  mais  le  temps  et  la  réflexion  ont  dû  amener  le  système  de 
compensation,  où  à  la  fracture,  à  l'œil,  à  la  dent  et  même  à  la  vie  d'un 
homme  correspond  une  quantité  déterminée  de  biens  matériels  pré- 
levés sur  la  fortune  des  auteurs  du  délit,  ou  de  leurs  proches.  C'est 
ce  système  de  compensations,  arbitrées  en  tètes  de  bétail,  qui  est 
actuellement  en  vigueur  chez  les  Kirghiz  (2), 

L'indemnité  due,  soit  aux  parents  de  la  victime,  s'il  s'agit  du  meur- 
tre ou  de  l'enlèvement  d'une  fille,  soit  5  la  victime  elle-même  dans 
d'autres  circonstances,  est  fixée  par  la  coutume  et  fait  l'objet  de  ta- 
rifs. Les  Kirghiz  n'établissent  pas  une  distinction  bien  nette  entre 
l'homicide  volontaire  et  l'homicide  involontaire,  estimant  qu'un  pré- 
judice causé  par  l'inadvertance  doit  toujours  être  réparé.  D'accord 
avec  la  loi  salique,  les  Kirghiz  établissent  la  différence  dans  le  prix 
du  sang  (khun)  selon  le  sexe  de  la  victime  ;  la  femme  n'ayant  que  la 
moitié  de  la  valeur  à  laquelle  est  taxé  l'homme. 

La  coutume  exige  des  victimes  d'une  action  préjudiciable,  ou  de 


(1)  Cet  état  de  choses  dénote  pourtant  un  développement  supérieur  à  celui 
de  maintes  tribus  caucasiennes.  Ciiez  les  tribus  tchcrkesses  et  kabardes,  par 
exemple,  l'attentat  au  bien  d'autrui  n'était  reconnu  coftmc  vol  que  quand  il 
était  commis  au  préjudice  d'un  des  membres  de  la  même  tribu  ou  d'une  tribu 
voisine  avec  laquelle  existait  un  traité  d'alliance. 

(2)  La  composition,  en  matière  criminelle,  a  été  connue  des  anciens  Grecs. 
Homère  met  dans  la  bouche  d'un  de  ses  héros  les  paroles  suivantes  :  «  On 
reçoit  la  compensation  pour  le  meurtre  d'un  frérc  ou  d'un  fils.  Le  meurtrier 
reste  parmi  les  siens,  a.yant  payé  une  large  compensation,  et  l'offensé,  ainsi 
dédommagé,  s'apaise  et  renonce  à  son  ressentiment.  >j  (Liv.  IX,  v.  632.)  Chez 
les  Germains,  la  composition  était  connue  sous  le  nom  de  ■wergeld.  On  trouve 
le  même  système  dans  les  anciennes  lois  suédoises.  Les  Romains  admcttaicnl, 
jusqu'aux  derniers  temps,  l'idée  do  composition  due  à  la  personne  offen.sén. 

La  composition  pécuniaire  est  admise  encore  par  le  droit  pénal .  en  Russie. 


40  LE   DROIT    COUTUMIER   DES   KIRGHIZ. 

leurs  proches,  de  chercher  à  se  venger  du  tort  qu'ils  ont  subi.  Cette 
obligation  de  chercher  vengeance  tombe,  dans  des  cas  particuliers, 
sur  une  tribu  et  même  sur  une  peuplade  (horde)  entière.  En  cas 
d'enlèvement  d'une  fille  par  une  autre  tribu,  ou  dans  celui  d'un 
vol  considérable  commis  au  préjudice  d'une  personne  très  influente, 
toute  la  Iribu  se  considère  comme  obligée  de  poursuivre  la  réparation 
ou  du  moins  de  prêter  son  secours  à  la  vengeance  des  victimes. 
L'otfense  grave  d'un  Kirghiz  par  la  foule  demande  également  l'inter- 
vention armée  de  la  tribu  toute  entière. 

La  vengeance  légale  ou  permise  s'arrête  au  moment  où  le  mal  in- 
fligé à  l'adversaire  égale  le  préjudice  qu'il  a  commis;  sitôt  la  répara- 
tion obtenue,  on  se  hâte  de  réconcilier  les  adversaires.  Celui  qui  se 
laisse  entraîner  par  un  sentin)ent  de  vengeance  au  delà  de  ce  qui  est 
considéré  comme  une  juste  réparation,  est  passible  d'une  amende  en 
faveur  de  la  victime  de  la  vengeance',  et  il  peut  même  être  soumis  à 
un  châtiment  corporel. 

Le  juge  kirghiz  ne  refuse  pas  d'accueillir  une  plainte  sans  preuve, 
parce  que  c'est  au  défendeur  qu'il  appartient  de  se  disculper.  On  ne 
prête  pourtant  pas  foi  à  celui  qui  affirme,  sans  être  blessé,  qu'on  lui 
a  volé  son  argent,  parce  qu'il  est  impossible,  ainsi  raisonne  le  Kir- 
ghiz, qu'un  homme  puisse  se  laisser  dépouiller  de  son  argent  sans 
être  tué  ou  au  moins  gravement  blessé.  Pour  découvrir  le  coupable 
et  amener  la  paix  entre  les  parties  en  contestation,  les  Kirghiz  ont 
recours  au  serment.  N'ajoutant  pas  foi  aux  dires  des  personnes 
directement  intéressées  dans  une  cause,  les  juges  ci  les  arbitres  kir- 
ghiz font  prêter  serment  aux  parents  plus  ou  moins  éloignés  d'une 
des  parties  ou  même  de  toutes  les  deux,  ayant  soin  que  les  per- 
sonnes auxquelles  le  serment  est  déféré  soient  considérées  comme 
dignes  de  confiance  par  les  plaideurs  de  la  partie  adverse.  C'est  un 
système  diff'érend  de  celui  des  Germains.  Chez  ces  derniers,  l'accusé 
commençait  par  affirmer  son  innocence  sous  la  foi  du  serment,  puis 
les  cojureurs,  dont  la  moitié  était  désignée  par  l'adversaire,  venaient 
attester  la  sincérité  de  ces  affirmations.  Chez  les  Kirghiz,  les  jura- 
teurs,  choisis  parmi  les  parents  d'une  partie  par  ses  adversaires,  sont 
nppelés  à  appuyer  sous  serment  les  affirmations  ou  les  protestations 
d'j  rinnocence  de  leurs  proches  ou  amis. 


ORGANISATION    JUDIGIAIHE.  47 

Organisation'  judiciaire.  —  Fidèles  à  leur  système  de  laisser  iiux 
Asiatiques  leur  liberté  de  conscience  et  leur  manière  de  se  gouverner 
«ntre  eux,  en  tant  que  cela  n'entrave  pas  la  haute  politique,  les  Rus- 
ses ont  permis  aux  Kirghiz  de  garder  leurs  juges  électifs  (biy)  et  de 
redresser  leurs  torts,  en  matière  criminelle  comme  en  matière  civile, 
par  leurs  anciens  procédés.  D'après  la  loi  de  1867,  le  tribunal  populaire 
Kirghiz,  appelé  à  juger  selon  la  coutume,  est  formé  de  juges  élus 
par  le  peuple  tous  les  trois  ans.  Est  électeur  et  éligible  tout  Kirgliiz 
ayant  atteint  vingt-cinq  ans  et  n'ayant  pas  subi  de  condamnation. 
Le  juge  ne  touche  pas  d'appointements  fixes,  mais  comme  récom- 
pense pour  sa  peine,  il  a  le  droit  de  s'adjuger  un  biijlique,  c'est-à- 
dire  une  somme  qui  est  en  rapport  avec  la  valeur  de  la  demande,  d'or- 
dinaire une  dîme  ou  10  7o-  Le  biyliqve  est  perçu  après  la  sentence  sur 
celle  des  parties  en  cause  qui  est  condamnée  à  payer  les  frais  du  pro- 
cès. Ce  tribut  en  faveur  du  juge  est  payé  soit  en  argent,  soit  en  nature, 
bétail,  froment,  etc.  En  cas  d'insolvabilité  du  condamné,  le  salaire 
du  juge  est  perçu  sur  les  biens  de  ses  parents  et  même  sur  ceux  du 
campement  (aoûl)  entier.  La  procédure  judiciaire  est  très  simple.  A 
la  connaissance  intime  des  usages,  on  préfère  chez  le  juge  l'intelli- 
gence et  l'intégrité.  Le  juge  n'a  pas  de  lieu  déterminé  où  se  tienne  la* 
justice  ,  qui,  conforme  à  la  vie  du  peuple,  a  aussi  un  caractère  ambu- 
latoire. Le  juge,  toujours  prêt  à  exercer  ses  fonctions,  ne  se  sépare 
pas  de  son  livre  de  jugement,  où  il  inscrit  les  plaintes,  et  de  son 
cachet,  dont  il  se  sert  pour  signature.  Le  tribunal  siège  en  public. 
Toutes  les  personnes  appelées  à  prendre  part  aux  opérations  forment 
un  groupe  familier;  les  juges  ne  mettent  pas  une  grande  distance 
entre  ceux  qui  réclament  leur  service  et  eux-mêmes.  Le  plaignant, 
le  défendeur  et  les  témoins,  s'asseient  en  cercle  avec  les  juges,  coude 
à  coude,  les  jambes  pliées,  sur  un  tapis  tendu  sur  le  sol  à  ciel-ouvert 
ou  bien  dans  une  kibitka.  La  plainte  étant  inscrite,  la  parole  est  donnée 
au  défendeur  qui  a  naturellement  l'habitude  de  nier  tout  ce  qu'on  lui 
reproche.  Il  ne  paraît  pas  qu'on  s'en  tienne  très  rigoureusement  aux 
règles  de  la  procédure.  Toutes  les  personnes  qui  prennent  part  à  la 
cause  s'expliquent  librement  avec  le  juge  et  entre  elles.  Pendant  l'en- 
tretien, le  juge  se  renseigne  sur  les  desseins  et  les  avis  des  intéres- 
sés et  se  forme  ainsi  une  opinion  conoernaDt  la  meilleure  solution , 


48  LE    DROIT    COUTUMIER    DES    KIRGHIZ. 

qui  est  naturellement  celle  qui  répond  le  mieux  à  l'opinion  générale. 
Dans  la  plupart  des  cas  on  fiiit  intervenir  le  serment,  auquel  nous 
consacrons  plus  loin  un  cha[iitreà  part.  Gomme  pour  la  prestation  des. 
serments,  il  y  a  des  délais  et  différentes  formalités  à  ren)plir,  la  sen- 
tence des  juges,  avant  la  prestation  du  serment,  garde  un  caractère 
préliminaire  et  conditionnel;  ce  qui  n'empêche  pas  que,  dans  la  majo- 
rité des  cas,  afin  de  maintenir  un  caractère  définitif  à  la  sentence,  les 
parties  n'ayant  plus  besoin  de  recourir  à  l'intervention  du  juge,  toutes 
les  circonstances  ultérieures  du  procès  ayant  été  prévues,  on  réserve 
quelques  formalités  pour  la  fin  du  procès.  Quand  les  parties  satisfaites 
acceptent  l'arrêt,  elles  prennent  chacune  le  bout  d'une  ficelle,  que 
le  juge  coupe  au  milieu;  dons  les  cas  graves,  le  demandeur  et  le  dé- 
fendeur se  pourvoient  d'un  veau  qu'ils  présentent  au  juge  en  le  tenant, 
l'un  par  la  tête  et  l'autre  par  la  queue.  Le  juge  coupe  solennellement 
la  queue  et  se  fait  adjuger  le  veau.  Il  ne  bénéficie  pas  de  cet  avantage 
quand  une  des  parties  est  mécontente  de  l'arrêt;  il  y  a  alors  appel  à 
un  autre  juge  choisi  par  un  accord  mutuel,  ou  bien  recours  à  un 
particulier  ,  qui  fonctionne  dans  ce  cas  comme  arbitre.  La  décision  de 
l'arbitre  est  sans  appel.  Il  y  a  trois  juridictions  :  celle  d'un  seul  juge, 
celle  de  la  réunion  ordinaire  des  juges  du  volost  (division  administra- 
tive) et  celle  d'une  réunion  extraordinaire,  convoquée  dans  les  cas 
graves  par  les  administrateurs  russes. 

Le  juge  est  libre  de  ne  pas  accepter  une  réclamation ,  surtout  s'il 
s'agit  de  disputes  entre  mauvaises  gens.  D'un  autre  côté,  le  plaideur 
peut  récuser  le  juge  qui  n'a  pas  sa  confiance. 

Dernièrement  les  juges  Kirghiz  ont  af)pris  à  émettre  des  jugements 
par  contumace,  ce  qu'ils  ne  faisaient  pas  autrefois. 

Comme  tous  les  peuples  anciens,  les  Kirghiz  luttent  encore  avec  la 
difficulté  d'amener  le  défendeur  devant  le  juge.  Cette  difficulté  est 
d'autant  plus  grande,  que  les  défendeurs  parviennent  souvent  à  ache- 
ter les  djiguites  (gens  envoyés  à  leur  recherche)  qui  déclarent  leur 
absence  ,  ce  qui  ne  peut  surprendre  personne.  Moyennant  un  back- 
chich,  le  défendeur  réussit  souvent  à  s'assurer  la  protection  du  chef 
de  -son  campement  et  dans  ce  cas,  la  tâche  des  djiguites  n'est  pas  ren- 
due plus  facile.  Ces  djiguites  ne  retirent  de  ce  métier  grand  avantage. 
On  ne  pratique  pas  à  leur  égard  les  devoirs  de  l'hospitalité,  et  après 


ORGANISATION   JUDICIAIRE.  49 

une  longue  course,  c'est  à  coups  de  bâtons  qu'ils  sont  reçus  quelque- 
fois de  la  part  de  ceux  qu'ils  doivent  amener  devant  la  justice.  Les 
djiguites  naturellement  payent  de  retour;  il  ne  leur  est  pas  défendu 
de  battre  un  défendeur  récalcitrant,  et  ils  ne  sont  pas  responsables  des 
blessures  qu'ils  peuvent  lui  infliger  occasionnellement  (1). 

En  cas  de  délai  dans  la  procédure,  il  est  d'usage  que  le  défendeur 
vienne  au  devant  des  réclamations  de  son  adversaire  par  des  récla- 
mations analogues.  Ces  plaintes  mutuelles  sont  laissées  d'ordinaire 
sans  réponse,  quand  il  s'agit  d'hommes  liés  par  la  parenté,  ou 
bien  ,  on  termine  la  dispute  par  un  serment  imposé  à  chacune  des 
parties. 

Les  Kirghiz  jugent  chaque  délit  séparément,  n'ayant  pas  de  règles 
pour  la  réunion  d'actes  délictueux.  Une  demande  qui  vise  deux  cho- 
ses corporelles  ne  se  trouvant  pas  ensemble  est  scindé  en  deux. 

(1)  Le  djiguite  signifie,  chez  les  peuples  du  Caucase,  un  cavalier  intrépide. 


CHAPITRE  Vil. 


Acquéreurs  des  plaintes  (vakils).  Parieurs.  Témoins,  Délateurs.  Garaiils.  fer- 
ment et  le  mode  do  sa  prestation.  Ordalies.  Le  salavato. 


11  n'existe  pas  d'avocats  auprès  du  tribunal  Kirghiz;  mais  il  y  a  une 
institution  curieuse,  celle  des  acquéreurs  des  \)\a\ntes  (vakils)  qui, 
moyennant  récompense,  se  substituent  aux  parties  primitivement  inté- 
ressées. Les  vnkils  subissent  les  compositions  et  les  peines  corporelles 
auxquelles  sont  condamnés  leurs  clients. 

Dans  certains  endroits  habités  par  IcsKirghiz,  un  accusé  choisit  pour 
défendre  sa  cause  des  parleurs,  qui  se  pîésentent  devant  le  juge  avec 
ses  clients  pour  servir  de  porte-parole.  Le  client  est  libre  de  pro- 
tester contre  un  jugement  adverse,  s'il  a  des  raisons  de  croire  que 
l'homme  qu'il  a  chargé  de  parler  à  sa  place  ne  s'est  pas  acquitté 
fidèlement  de  sa  tâche. 

Les  témoins.  —  Les  Kirghiz  comprennent  le  rôle  du  témoin  à  leur 
manière.  Toute  personne  qui  a  vu  ou  appris  quelque  chose  au  sujet 
de  la  perpétration  d'un  acte  jugé  préjudiciable,  est  bien  admis  à  té- 
moigner devant  le  juge  ,  mais  un  véritable  témoin  (nagse),  seloti  les 
Kirghiz,  est  celui  qui  a  saisi  le  voleur  en  flagrant  délit  et  l'a  amené, 
ou  bien  celui  qui  a  réussi  à  délivrer  des  mains  du  voleur  le  bien 
d'autrui,  l'a  restitué  et  a  obtenu  publiquement  du  propriétaire  la 
récompense  de  son  service  (sujunlchi).  Les  dépositions  de  ces  témoins 
sont  seules  corroborées  par  le  serment  prêté,  non  pas  par  cux-mômes, 
mais  par  les  honimes  de  leur  communauté  ou  de  leur  tribu.  Ne  sont 
pas  admis  comme  témoins  :  l»  Les  mineurs;  2"  Les  hommes  de  mau- 
vaise renommée;  3°  Les  aliénés;  i^"  Les  personnes  nées  hors  de  ma- 
riage; 5"  Les  femmes,  sauf  les  cas  concernant  leurs  propres  parents. 

On  ne  prête  pas  foi  aux  dépositions  d'un  serviteur  témoignant  à  la 


LES   DÉLATEURS.  51 

décharge  de  son  maître,  maison  l'écoute  s'il  parle  à  sa  charge,  pourvu 
toutefois  qu'il  n'y  mette  pas  de  passion  ;  dans  tous  les  cas  on  ne  l'ad- 
met pas  au  serment. 

Le  prévenu,  accusé  par  ses  propres  parents  jouissant  d'une  bonne 
réputation,  est  condamné,  à  moins  qu'il  ne  parvienne  à  se  justifier  par 
le  serment  prêté  par  quelques-uns  de  ses  proches.  Le  témoin  qui  se 
compromet  lui-même  par  sa  déposition  est  invité  à  prêter  serment 
pour  se  disculper;   s'il  s'y  refuse,   il  est  traité  comme  voleur. 

Dans  le  cas  de  deux  témoins  qui  attestent  en  sens  contraire,  on  fait 
prêter  serment  à  celui  d'entre  eux  qui  inspire  au  juge  le  plus  de  con- 
fiance et  qui  a  moins  de  liens  de  parenté  avec  sa  partie. 

Les  délateurs  (aïgack).  —  Les  Kirghiz  méprisent  les  délateurs  plus 
que  les  voleurs.  Selon  l'adage  populaire,  le  voleur  a  une  joue  noire,  le 
délateur  en  a  deux.  Pourtant  on  se  sert  des  hommes  qui  ont  choisi 
pour  métier  de  dénoncer  leur  prochain.  Les  dénonciateurs  se  parta- 
gent en  deux  catégories  distinctes  :  les  délateurs  notoires  ou  avérés 
(bet-aïgack) ,  qui  se  chargent  de  prouver  la  vérité  de  leur  dire  à  la 
confrontation  avec  le  prévenu  ,  et  les  délateurs  secrets  (syrt-aïgack) , 
qui  parlent  derrière  le  dos,  mais  non  pas  en  face  de  l'accusé.  Le 
dénonciateur  secret  bénéficie  seulement  du  sujuntchi ,  que  lui  paye 
la  victime  du  vol,  tandis  que  le  dénonciateur  avéré  touche  la  compo- 
sition à  laquelle  l'inculpé  peut  être  éventuellement  condamné.  Le 
prévenu  qui  ne  se  reconnaît  pas  coupable ,  même  si  la  délation  est 
confirmée  par  des  témoins,  peut  être  condamné  sans  autres  forma- 
lités, hormis  le  cas  où  le  juge  trouve  bon  de  lui  déférer  un  ser- 
ment. 

Dans  le  cas  d'un  vol  commis  sans  laisser  de  trace,  le  dénonciateur 
de  son  auteur  est  tenu  de  prouver  son  dirg  par  le  serment  d'un  plus 
ou  moins  grand  nombre  de  ses  proches,  selon  l'importance  du  cas. 

Les  garants  (kefil).  —  Les  Kirghiz  ont  deux  sortes  de  garants  :  ce- 
lui qui  garantit  devant  le  tribunal  la  comparution  de  son  client  (tan- 
kefil)  et  celui  qui  se  rend  responsable  de  l'exécution  d'un  contrat 
stipulé  entre  ses  clients  (sar-kefil).  D'après  l'adage  :  le  kcfii  répond 
pour  Ihonime  à  lui  confié  avec  sa  propre  vie,  jjour  le  bien  de  cet  liomnic  avec 
s.t  bourse.  Les  parties  contestantes  peuvent  avoir  le  même  kefil.  La 
mort  du  débiteur  ne  décharge  pas  son  kefil  des  obligations  encourues. 


52  LE   DROIT   COUTUMIER   DES   KIRGHIZ. 

Le  tan-kofil  ne  répond  pas  de  la  mort  de  l'homme  qu'il  a  sous  sa  cau- 
tion, ni.'iis  il  n  à  subir  la  peine  à  laquelle  aurait  été  condamné  ce  der- 
nier s'il  parvient  à  lui  échapper. 

Le  serment  (Jjane).  —  Nous  avons  déjà  mentionné  le  serment  comme 
étant  le  grand  moyen  auquel  lesKirghiz  ont  recours  dans  tous  les  cas 
où  l'inculpé  ne  s'avoue  pas  coupable  et  où  il  y  a  lieu  de  déterminer 
judiciairement  son  innocence  ou  sa  culpabilité. 

Les  Kirghiz  comprennent  le  serment  à  leur  manière.  C'est  une  sorte 
de  serment  décisoire  qu'une  partie  défère  à  Tautre  pour  en  faire 
dépendre  le  jugement  de  la  cause,  et  où  les  personnes  appelées  à 
jurer,  étant  étrangères  à  la  cause,  jouissent  de  la  considération 
qui  est  le  gage  de  leur  bonne  foi.  D'ordinaire  c'est  le  plaignant  qui 
demande  qu'on  fasse  jurer  à  ceux  qui  sont  du  côté  de  l'accusé  que 
celui-ci  est  innocent.  La  famille  ou  la  communauté,  invitée  ainsi  à  prê- 
ter serment,  élimine  ceux  de  ses  hommes  qui  sont  exempts  du  ser- 
ment, soit  pour  causes  générales,  soit  parce  qu'ils  n'appartiennent  pas 
à  la  génération  de  parenté  dans  laquelle,  selon  la  sentence  préliminaire, 
on  avait  à  choisir  le  jurateur.  Le  groupe  opposé,  soit  celui  du  plai- 
gnant, choisit  alors  parmi  les  hommes  recommandés  ceux  auxquels 
il  désire  voir  imposer  le  serment.  Sont  éliminés  comme  impropres  à 
jurer  :  io  Les  ennemis  de  l'homme  à  la  décharge  duquel  se  fait  le  ser- 
ment; 2°  les  personnes  de  marque,  c'est-à-dire  les  prêtres,  juges, 
fonctionnaires,  sais  et  autres,  auxquels  il  siérait  mal  de  jurer  pour 
un  homme  inférieur;  3°  les  personnes  qui  vivent  isolées,  les  jeunes 
gens,  les  hommes  manifestement  incompétents  de  se  rendre  compte 
de  la  question  en  cause. 

Il  y  a  pourtant  de  nombreuses  exceptions.  Le  jurateur  ne  doit  pas 
encore  être  au  nombre  de  ceux  avec  lesquels  l'homme  dont  l'inno- 
cence va  être  attestée,  est  allié,  ou  est  en  train  de  s'allier. 

Le  serment  est  une  arme  à  deux  tranchants.  Selon  les  croyances 
des  Kirghiz,  est  puni  dans  l'autre  monde  celui  qui  a  juré  faux,  aussi 
bien  que  celui  qui  a  demandé  le  serment  à  une  partie  innocente  et 
même  à  une  partie  coupable,  prête  à  se  justifier  par  un  faux  serment. 
Plusieurs  croient  même  qu'au  jugement  dernier,  c'est  celui  qui  a  induit 
une  personne  à  prêter  un  faux  serment  qui  aurait  à  rendre  compte  et 
non  celui  qui  a  été  ainsi  sollicité. 


LE    SERMENT.  53 

La  partie  à  laquelle  on  inflige  l'obligation  de  prêter  serment  jouit, 
dans  quelques  endroits,  du  droit  de  nommer  les  hommes  (kolchy) 
obligés  à  indiquer  les  jurateurs.  L'intéressé,  d'ordinaire  le  prévenu, 
qu'on  cherche  à  disculper,  se  rend,  avec  les  kolchys  ou  les  vieillards 
de  sa  communauté,  chez  l'homme  choisi  par  eux  pour  prêter  serment. 
Mis  en  présence  de  l'homme,  on  lui  tient  le  langage  suivant  :  Nous  nous 
présentons  chez  toi  dans  l'intérêt  du  peuple  :  on  calomnie  notre  frère  que  voici, 
on  l'accuse  par  inimitié;  nous  t'avons  choisi  pour  le  disculper;  voudras-tu  le 
faire  perdre  quand  nous  sommes  certains  de  son  innocence?  Marche  en  avant 
et  nous  te  suivrons.  On  menace  celui  qui  refuse  de  s'exécuter,  de  l'ex- 
clusion de  la  communauté,  ou  bien  on  lui  déclare  qu'en  cas  d'une 
plainte  dirigée  contre  lui,  personne  des  siens  ne  se  présenterait  ja- 
mais pour  le  disculper  par  serment. 

Pour  le  choix  des  jurateurs,  ainsi  que  pour  la  prestation  du  ser- 
ment, il  est  fixé  un  délai.  Le  délai  pour  la  prestation  du  serment  est 
plus  long,  afin  de  permettre  à  celui  qui  consent  à  jurer  d'étudier  la 
cause.  Le  refus  de  l'élu  de  jurer,  ou  sa  fuite,  amène  la  condamnation 
de  la  partie  qu'il  représente.  Dans  les  cas  graves,  on  fait  jurer  deux 
hommes,  et  quatre  hommes  s'il  s'agit  de  meurtre,.  Pour  deux  préve- 
nus de  la  même  tribu,  si  le  nombre  des  bestiaux  volés  n'est  pas 
grand  ,  on  se  contente  d'un  seul  jurateur,  tandis  que  pour  deux  pré- 
venus, appartenant  chacun  à  la  tribu  adverse,  il  faut  deux  jurateurs, 
parce  qu'un  jurateur  ne  consent  à  disculper  que  l'homme  de  sa 
tribu.  Le  nombre  des  jurateurs  est  d'ailleurs  en  rapport  direct  avec 
la  quantité  des  bêtes  volées.  Un  serment  manifestement  faux  compro- 
met Id  cause  de  la  partie  en  faveur  de  laquelle  il  a  été  fait  et  amène 
quelquefois  des  amendes,  afin  que,  comme  disent  les  Kirghiz,  l'àme  du 
condamné  se  mette  en  repos. 

Nous  avons  dit  que  le  serment  est  imposé  le  plus  souvent  à  la  dé- 
fense, mais  il  peut  être  également  imposé  à  l'accusation.  Voici  quelles 
sont  les  règles.  Premièrement,  on  défère  le  serment  à  celle  des  par- 
ties qui  a  contre  elle  un  témoin  oculaire,  ayant  publiquement  reçu  le 
sûjuntchi  pour  avoir  découvert  l'auteur  du  délit.  A  défaut  de  tels  té- 
moins, le  serment  est  déféré  à  la  défense,  comme  à  la  partie  la  plus 
P-  faible.  En  dehors  de  ces  deux  cas,  qui  sont  les  plus  simples,  on  ap- 
pelle au  serment  la  défense  dans  tous  les  procès  de  mariage  et  dans 


54  LE    DROIT   COUTUMIER    DES    KIRGHIZ. 

les  querelles  de  famille.  Le  serment  est  imposé  à  l'accusation  dans  les 
cas  suivants  : 

1°  Quand  le  défendeur  n'est  pas  populaire  dans  son  campement 
(aoûl)  ;  2"  quand  ii  est  récidiviste  ;  3°  quand  le  plaignant  est  lui-même 
le  témoin  du  délit  ;  4"  quand  c'est  une  femme  qui  est  citée  comme 
prévenue. 

La  prestation  du  serment  est  laissée  au  défendeur  personnellement 
quand  le  vol  dont  il  est  prévenu  est  insignifiant,  quand  il  n'est  pas 
inscrit  au  nombre  des  contribuables,  quand  lui  seul  peut  éclairer  la 
justice  et,  enfin,  quand  le  procès  a  relevé  des  circonstances  compro- 
mettantes pour  le  plaignant. 

On  laisse  au  plaignant  le  droit  de  désigner  celle  des  parties  en  cause 
qui  devra  prêter  serment  dans  les  cas  suivants  :  i°  quand  le  campe- 
ment du  défendeur  est  loin  du  lieu  où  se  rend  la  justice  ;  2°  quand  le 
plaignant  insiste  sur  sa  revendication,  malgré  les  preuves  données 
pour  le  confondre. 

La  circonscription  ou  bien  le  groupe  de  nomades  désigné  dans  cha- 
que cas  particulier  pour  fournir  le  nombre  de  jurateurs  requis,  varie 
selon  l'importance  de  la  cause,  la  gravité  de  l'accusation,  la  valeur  de 
la  plainte,  Timportance  personnelle  de  l'inculpé  et  sa  conduite  précé- 
dente. Plus  le  cas  est  grave,  plus  est  considérable  le  groupe  de  parents 
ou  de  compatriotes  désigné  pour  choisir  les  jurateurs. 

Le  mode  de  prestation  du  serment  est  différent  selon  la  localité  et 
la  tribu.  Partout,  le  jurateur  se  rend  à  l'endroit  indiqué  dans  la  sen- 
tence du  juge  pour  la  prestation  du  serment.  Quelquefois  cela  suffit 
déjà  pour  considérer  l'affaire  comme  terminée  en  faveur  de  la  partie 
que  représente  le  jurateur.  Mais  souvent  on  va  plus  loin.  Quelquefois 
le  jurateur  monte  sur  une  colline  et  de  là,  d'après  un  ancien  rite,  invo- 
que celui  qui  veut  recevoir  son  serment;  un  homme  survient  alors  et 
en  disant  :  Je  reçois  ton  àme,  lui  tombe  sus  à  coups  de  fouet.  Il  s'en  suit 
une  lutte,  entre  les  deux  hommes  d'abord,  et  entre  tous  les  assistants 
ensuite.  On  ne  nous  dit  pas  comment  ces  luttes  se  terminent. 

Dans  d'autres  cas,  le  jurateur  est  envoyé  au  cimetière  pour  pronon- 
cer une  prière  en  guise  de  serment.  Le  serment  se  prête  aussi  de- 
vatlt  le  juge.  Es-tu  venu  pour  prêter  le  serment  ?  demande  le  juge;  le 
jurateur  :  Oui,  je  suis  venu  pour  jurer  qu'il  est  innocent,    répond   ce   der- 


LES    ORDALIES.  55 

nier.  Que  ta  vie  soit  longue;  va-t'en,  conclut  le  juge  et,  en  signe  de  so- 
lennité de  l'acte,  il  se  passe  les  mains  sur  la  barbe  et  sur  le  visage. 
Quelquefois,  ce  colloque  entre  le  juge  et  le  jurateur  est  plus  long. 
Donnes-tu  ton  àme  en  gage  de  ce  que  cet  homme  (le  prévenu)  n'a  pas  volé  'i 
demande  le  juge.  Je  la  donne,  répond  le  jurateur.  La  même  question  et 
la  même  réponse  s'échangent  trois  fois,  après  quoi  le  juge  finit  comme 
dans  l'exemple  précédent.  Va-te'n,  fait-il,  disparais  de  mes  yeux,  et  de 
passer  les  mains  sur  la  barbe.  Quelquefois  le  jurateur  est  conduit  avec 
le  plaignant  sur  la  tombe  d'un  saint,  ou  dans  quelque  autre  endroit 
sacré,  orné  de  cornes  de  brebis  ou  d'étoffes  flottantes.  Arrivés  là,  on 
fait  prendre  au  plaignant  le  bout  d'une  branche  que  le  jurateur  coupe 
en  deux,  en  disant  :  O  saint!  cherche  lequel  de  nous  a  tort  et  tue-le,  A  pro- 
pos de  serment  il  se  fait  également  des  sacrifices. 

Pour  prix  de  son  service,  le  jurateur  reçoit,  de  la  part  de  celui  qu'il 
vient  de  disculper,  une  brebis,  et  même,  dans  les  cas  graves,  une  ca- 
vale blanche. 

Ces  serments  font  assez  d'impressions  sur  les  Kirghiz  pour  qu'ils 
évitent  leur  fréquence.  Il  arrive  souvent  même  que  la  partie  en  cause, 
à  la  charge  de  laquelle  va  être  prêté  le  serment,  se  déclare  spontané- 
ment coupable  avant  que  le  serment  ait  lieu. 

Zes  ordalies.  —  Il  ne  paraît  pas  que  les  Kirghiz  aient  pratiqué  beau- 
coup les  ordalies;  du  moins  le  livre  de  M.  Grodekoff  n'en  donne  qu'un 
seul  exemple  depuis  longtemps  abandonné.  C'est  dans  le  district  de 
Perovsk  qu'aurait  dû  exister,  il  y  a  quelque  temps,  l'usage  des  com- 
bats singuliers  pour  terminer  les  disputes.  11  n'est  pas  besoin  d'ajou- 
ter que  le  tort  est  attribué  à  celle  des  parties  dont  le  combattant  est  tué 
ou  mis  en  fuite. 

Le  salavate  (apaisement  général;.  —  Pour  mettre  fin  aux  disputes 
entre  les  clans,  lesquelles  prennent  la  forme  de  razzias  et  troublent, 
pour  longtemps  ,  la  paix  intérieure  ,  les  Kirghiz  ont  recours  à  l'an- 
cienne institution  de  salavate.  C'est  une  promesse  solennelle,  faite  par 
les  représentants  des  clans  en  dispute,  d'oublier,  de  part  et  d'autre, 
toutes  les  querelles  nouvelles  et  anciennes  et  de  vivre  désormais  en 
paix.  Le  salavate,  qui  rappelle  Vébère  tuareûo  des  montagnards  du  Cau- 
case ,  peut  être  complet  ou  partiel  ;  dans  ce  dernier  cas ,  on  fixe  une 
certaine  date  à  laquelle  toutes  les  contestations  antérieures  sont  con- 


56  LE   DROIT   COUTUMIER   DES   KIRGHIZ. 

sidérées  comme  aplanies.  On  n'a  pas  le  droit  de  porter  plainte  pour 
une  offense  commise  sous  la  mesure  du  salavate,  et  le  juge  inflige 
l'amende  en  cas  d'infraction  à  cette  règle. 


CHAPITRE  VIII. 


Actions  préjudiciables  punies  et  impunies.  Vol.  Brigandage,  Rapt  et  viol. 
Meurtre  et  mutilation.  Escroquerie.  Dommages  causés  aux  biens  d'autrui. 
Sortilège.  Calomnie. 


Actions  préjudiciables  punies  et  impunies.  —  Voici  la  liste  des  délits 
dont  connaissent  les  tribunaux  kirghiz  :  Le  vol,  principalement  celui 
du  bétail.  Le  brigandage  ou  le  vol  à  main  armée.  Le  rapt.  Le  viol.  La 
mutilation.  Le  meurtre.  L'escroquerie.  Dommages  causés  aux  biens 
d'autrui.  Le  mal  causé  par  le  sortilège.  L'enlèvement  des  bestiaux 
en  masse  (baranta).  La  calomnie. 

Il  y  a  chez  les  Kirghiz  un  nombre  considérable  d'actions  préjudi- 
ciables qui  ne  sont  pas  punies,  bien  qu'elles  aient  un  caractère  cri- 
minel chez  les  nations  plus  civilisées.  Telles  sont  :  1.  L'injure  ou  tout 
outrage  en  parole  (I).  2.  Coups  de  poing  ou  de  bâton  sans  lésion  cor- 
porelle. 3.  Le  vol  au  préjudice  des  parents.  4.  Actions  immorales 
commises  par  accord  mutuel  des  intéressés,  o.  Les  suites  de  la  dé- 
fense propre.  6.  Les  différents  abus  de  pouvoir.  7.  Les  mauvaises  ac- 
tions à  l'égard  de  personnes  sans  protection.  8.  Les  méfaits  à  l'égard 
des  étrangers.  Les  actions  énumérées  ci-dessus  ne  sont  pas  même 
considérées  comme  condamnables. 

Il  y  en  a  d'autres  qui,  dans  l'opinion  des  Kirghiz,  sont  bien  consi- 
dérées comme  blâmables,  mais  pour  lesquelles  il  n'y  a  pas  ordinaire- 
ment de  recours  aux  tribunaux,  par  la  raison  que  le  plaignant  n'a 
guère  le  moyen  de  faire  condamner  son  adversaire  à  la  compensation, 
fr  La  raison  en  est  certainement  qu'il  n'y  a  pas,  dans  l'opinion  pu- 
blique, de  présomption  assez  forte  en  faveur  de  leur  culpabilité.  Voici 

(1)  «  L'injure  n'est  pas  la  fumée,  »  dit  le  proverbe  kirghiz,  «  elle  ne  mange 
pas  les  yeux.  » 

5 


58  LE    DROIT    GOUTUMIEU    DES    KIRGHIZ. 

quels  sont  ces  actes  :  L'instigation  à  la  bagarre  et  au  meurtre;  le  tapage 
nocturne  ;  une  fausse  alarme  ;  le  creusement  de  fosses ,  sans  signes 
d'avertissement;  la  calomnie  et  le  faux  rapport;  le  faux  serment;  le 
refus  de  secours  aux  victimes  de  brigandage  ainsi  qu'aux  naufrages; 
le  silence  concernant  un  crime;  le  refus  de  secours  aux  pauvres;  la 
fraude  et  la  ruse  ;  l'outrage  et  l'offense  aux  père  et  mère;  le  fait  d'at- 
tirer malicieusement  quelqu'un  dans'  un  danger  qui  a  eu  des  consé- 
quences fatales;  la  tentative  de  meurtre,  de  vol  ou  de  brigandage; 
la  prévarication  des  juges  et  quelques  autres. 

Les  actes  immoraux  échappent  également  souvent  à  la  répression 
par  les  tribunaux  ;  on  tend  à  les  châtier  par  des  moyens  domestiques, 
en  commençant  par  des  réprimandes  et  des  exhortations,  pour  finir 
par  des  coups  de  bâton  et  même  par  l'exclusion  du  membre  indigne 
de  la  famille  ou  par  l'abandon  natal. 

La  principale  et  même  presque  l'unique  richesse  des  Kirghiz,  outre 
leurs  femmes,  c'est  le  bétail.  Les  délits  commis  le  plus  souvent  par  ces 
peuplades  concernent  surtout  la  femme  et  le  bétail  (1).  Pour  s'emparer 
d'une  femme  aussi  bien  que  pour  enlever  une  bête,  il  faut  de  Taudace 
et  de  l'intrépidité  ;  ces  qualités  caractérisent  les  délits  que  nous  allons 
examiner  maintenant.  Le  Kirghiz  n'est  pas  étranger  à  la  ruse;  il  res- 
pecte très  peu  la  vérité;  il  ment  sans  scrupule;  mais  par  sa  nature 
simple,  grossière,  inculte  et  avec  ses  superstitions  diverses,  il  ne  sau- 
rait commettre  bien  des  méfaits  dont  sont  remplies  les  annales  judi- 
ciaires des  pays  civilisés.  On  ne  connaît  pas  la  statistique  dans 
ce  milieu  patriarcal  ;  on  n'y  enregistre  même  pas  régulièrement  les 
homicides;  aussi  n'avons-nous  pas  de  données  sur  le  nombre  des  cri- 
mes commis  ;  mais,  vu  le  peu  d'occupation  des  juges  kirghiz,  il  y  a 
lieu  de  croire  que  ce  nombre  n'est  pas  très  considérable. 

Le  vol.  —  Le  vol  est  le  délit  le  plus  répandu  chez  les  Kirghiz.  Il 
n'est  pas  réprimé  très  rigoureusement;  on  fait  même  preuve  de  beau- 
coup d'indulgence  à  l'égard  des  voleurs  autres  que  ceux  de  profession. 
D'après  l'adage  kirghiz,  le  voleur  est  comme  une  cuiller,  le  peuple  comme 
une  mer;  avant  que  le  peuple  coure  quelque  danger  de  la  part  du 


(1)  Les  crimes  proviennent  aussi  du  ressentiment,  auquel  cas  le  meurtre  ou 
la  mutilation  en  sont  la  conséquence. 


LE  VOL.  59 

voleur,  ce  dernier  périra  plutôt  lui-même.  Ou  bien  encore  :  «  On 
n'épuise  pas  un  lac  en  y  puisant  avec  une  cuiller;  on  n'appauvrit  pas  un  peu- 
ple par  quelques  larcins.  »  Chez  quelques  gens  de  noble  extraction, 
de  l'os  blanc,  on  trouve  le  vol  plus  respectable  que  l'agriculture. 
Un  peuple  a  des  larrons,  comme  les  montagnes  ont  des  loups,  dit-on  encore. 
II  y  a  un  certain  nombre  de  cas  chez  les  Kirghiz  où  le  vol  est  impuni 
et  même  permis.  Il  est  permis  au  père  et  au  grand-père  de  voler  leurs 
enfants,  de  vendre  tout  ce  que  ces  derniers  possèdent  et  même  de  les 
vendre  eux-mêmes  pour  servir  pendant  une  année. 

Il  est  permis  au  fils  de  voler  son  père  et  son  grand-père  jusqu'à 
trois  fois;  la  quatrième  fois  on  est  passible  d'une  composition.  11  est 
également  permis  aux  personnes  unies  par  la  parenté  jusqu'au  troi- 
sième degré  de  commettre  des  vols  les  unes  chez  les  autres. 

Pour  le  vol  commis  au  préjudice  de  parents  d'un  degré  plus  éloigné, 
on  doit  concourir  au  payement  éventuel  du  kalym  (prix  de  la  fiancée), 
des  dettes  et  autres  besoins  pressants  que  peuvent  avoir  ces  parents; 
on  doit  également  coopérer  avec  eux  à  la  poursuite  d'autres  voleurs 
(non  apparentés). 

En  dehors  de  ces  cas,  le  vol,  sur  la  plainte  de  la  victime,  est  puni 
par  la  compensation. 

Le  voleur  arrêté  est  d'ordinaire  lié  et  battu  avant  l'arrivée  du  juge. 
Les  coups  ont  pour  but  de  lo  forcer  à  avouer.  Le  voleur  est  remis  à 
la  victime.  Le  volé  tient  le  voleur,  qui  lui  est  inconnu,  garrotté  dans 
sa  tente,  et  le  bat  de  temps  en  temps.  Mais  on  ne  frappe  pas  et  on 
n'injurie  pas,  malgré  son  vol,  un  homme  que  le  volé  a  connu  précé- 
demment. Après  son  arrestation,  le  voleur  venu  de  loin  passe  la  nuit 
dans  une  fosse  recouverte  d'une  grille  sur  laquelle  se  couche  un  gar- 
dien. Le  voleur  du  voisinage  a  ses  pieds  entravés  et  il  est  attaché  à 
la  grille  d'une  kibilka. 

Le  plus  souvent,  le  volé  traite  avec  le  voleur  sans  le  livrer  à  la  jus- 
lice.  Même  après  une  plainte  au  juge,  le  demandeur  peut  se  réconci- 
lier avec  le  voleur  et  retirer  sa  plainte,  ce  qui  se  fait  d'ordinaire  quand 
l'accusé  fait  l'aveu  de  bonne  grâce. 

On  punit  de  la  même  manière  le  vol  avec  cCfraclion  et  sans  effrac- 
tion, l'enlèvement  d'une  bête  ayant  des  entraves,  renlèvemenl  d'une 
bête  dépourvue  de  liens.  Un  aveu  sincère  devant  le  juge  ne  diminue 


(50  LE   DROIT    COUTUMIER    DES    KIRGHIZ. 

pas  la  peine;  au  contraire,  en  entendant  le  coupable  avouer  sans 
scrupule,  le  juge  est  porté  à  le  prendre  pour  un  voleur  de  profes- 
sion et  à  lui  infliger  en  conséquence  une  compensation  plus  forte 
et  même  quelques  coups  de  fouets.  En  général,  on  n'inflige  pas  deux 
peines  au  même  criminel,  selon  l'adage  :  On  n'enlève  pas  deux  toisons  à 
un  seul  mouton. 

La  récidive  pour  le  vol  entraîne  une  aggravation  de  peine  selon  les 
uns,  pas  selon  les  autres. 

Le  brigandage.  —  Après  le  vol,  c'est  le  brigandage  ou  le  vol  à  main 
armée  qui  se  pratique  le  plus  souvent  chez  les  Kirghiz.  Ce  délit  se 
commet  principalement  sur  le  bétail  qu'on  enlève  de  vive  force  aux 
yeux  des  gardiens;  mais  quelquefois  il  a  pour  but  le  sac  d'une  ferme, 
d'une  station  et  même  d'un  campement  entier,  ainsi  que  l'attaque 
d'une  caravane.  On  se  sert  d'armes  à  feu,  et  les  brigands  sont  ordi- 
nairement bien  montés.  Il  y  a  des  bandes  de  brigands  régulièrement 
constituées;  mais,  traquées  par  les  cosaques  au  service  du  gouverne- 
ment russe,  elles  sont  devenues  bien  rares.  Les  bandes  qui  se  for- 
ment maintenant  ne  sont  constituées  que  momentanément  ;  elles  se 
séparent  aussitôt  après  l'accomplissement  d'une  attaque  ou  d'un 
pillage  projetés.  La  force  des  bandes  de  brigands  d'occasion  est  très 
difl"érente  ;  quelquefois  ces  bandes  comprennent  de  cinquante  à 
cent  hommes;  elles  ont  alors  à  leur  tête  les  anciens,  les  chefs  et  les 
juges  eux-mêmes,  ccmme  on  peut  le  voir  dans  un  arrêt  concernant 
un  brigandage,  que  nous  donnons  plus  loin. 

Il  va  sans  dire  que  les  brigands,  si  prompts  à  échapper  à  la  pour- 
suite avec  leurs  chevaux  rapides,  ne  se  reconnaissent  jamais  coupa- 
bles devant  le  juge,  si  on  parvient  à  les  y  amener,  et  c'est  presque 
toujours  le  serment  oQ"ert  par  les  proches  d'une  des  parties  en  cause, 
qui  décide  s'il  y  a  lieu  d'imposer  une  composition,  ou  bien  de  dé- 
bouler la  plainte  avec  les  frais  au  profit  du  juge. 

Il  faut  distinguer  du  brigandage  les  razzias,  qui  sont  de  véritables 
petites  guerres  entre  tribus,  entreprises  en  vue  d'une  vengeance.  Ces 
razzias  ou  6a7-a«/a  deviennent  bien  rares. 

Le  rapt  et  le  viol.  —  Les  Kirghiz  étant  une  nation  à  mœurs  gros- 
sières, il  n'est  pas  étonnant  que,  dans  la  liste  de  leurs  délits,  le  rapt 
avec  ou  sans  viol  occupe  une  place  assez  large,  malgré  tout  le  respect 


LE    MEURTRE    ET    LA    MUTILATION.  61 

dont  la  famille  est  entourée  chez  eux.  On  ne  laisse  guère  impuni  le 
rapt  d'une  femme,  et  i'aCFnira  se  termine  ordinairement  par  le  paye- 
ment d'un  kalym  ou  bien  par  l'offre,  de  la  part  du  ravisseur,  d'une 
autre  femme  en  échnn2;e. 

Le  viol  se  commet  sur  les  hommes  comme  sur  les  femmes.  Dans  le 
premier  cas,  c'est  une  sorte  d'insulle  grossière  qui  accompagne  sou- 
•vent  un  acte  de  violence  sur  la  personne  ou  la  fortune  de  la  victime. 
On  enlève  de  force  deux,  trois  moutons,  et  comme  pour  humilier  leur 
possesseur  et  satisfaire  les  sentiments  d'une  vengeance  brutale  et  sen- 
suelle, on  le  viole  lui-même.  Ces  brutalités  ne  paraissent  pas  émou- 
voir beaucoup,  car  la  victime  se  contente  d'ordinaire  d'une  légère 
composition  :  20-40  roubles.  Le  viol  d'une  femme  est  réprimé  plus  sé- 
vèrement :  120  roubles  et  même  davantage.  Si  les  témoins  jurateurs 
de  la  partie  de  l'agresseur  attestent  sous  serment  qu'il  ne  s'est  rien 
passé,  la  partie  de  la  femme  offensée  se  déclare,  d'après  l'usage,  satis- 
faite, quelle  que  soit,  du  reste,  la  conviction  intime  qu'elle  peut  avoir 
sur  ce  qui  s'est  réellement  passé. 

Le  meurlre  et  la  mutilation.  —  Nous  donnerons  plus  loin  les  arrêts 
des  tribunaux  kirghiz  concernant  quelques  cas  de  meurlre;  ils  per- 
mettent de  juger  du  caractère  de  ce  crime  et  des  circonstances  dr.ns 
lesquelles  il  se  commet.  La  société,  chez  les  Kirghiz,  ne  protège  pas  la 
vie  individuelle  par  des  mesures  de  police.  Les  ressentiments  chez  ce 
peuple  sont  vifs  et  violents.  Il  est  bien  naturel,  par  conséquent,  qu'on 
y  fasse  beaucoup  moins  de  cas  de  la  vie  d'un  homme  que  dans  une 
société  plus  civilisée.  Quelquefois,  c'est  une  simple  querelle  qui  dégé- 
nère en  meurtre;  souvent  c'est  la  jalousie,  le  désir  de  posséder  la 
femme  d'autrui,  un  ancien  ressentiment,  le  devoir  de  venger  des 
torts  commis  envers  ses  proches,  qui  suscitent  le  meurtrier,  et  bien 
souvent  aussi  c'est  simplement  la  cupidité,  le  désir  de  s'emparer  des 
biens  d'autrui  par  violence,  qui  pousse  au  meurtre.  Tous  ces  cas  sont 
traités  d'après  les  mêmes  principes  excessivement  simples.  Le  meurtre 
volontaire  et  involontaire  d'homme  doit  être  payé  par  le  coupable  ou 
ses  proches,  au  prix  du  sang  (khun),  dont  le  maximum  est  d'un 
millier  de  moutons,  moitié  gnnds,  moitié  jeunes,  et  dont  le  minimum 
dépend  de  l'entente  intervenue  directement  entre  les  intéressés.  L'of- 
fon.se  est  prouvée  par  l'alte^.tation  sous  serment  du  fait  impliqué  ;  à 


62  LE   DROIT   COUTUMIER   DES   KIRGHIZ. 

défaut  do  quoi,  l'accusation  est  mal  fondée  et  le  plaignant  est  débouté. 

Les  mutilations  corporelles  se  produisent  souvent  au  milieu  des 
mêlées  et  des  bagarres  qui  surgissent  parmi  lesKirghiz  en  dilTérentes 
circonstances:  la  femme,  le  bétail,  le  pâturage,  l'eau,  etc.  Une  mutila- 
tion est  traitée  par  les  tribunaux  selon  sa  gravité,  comme  la  mort  d'une 
partie  du  corps,  et,  en  conséquence,  elle  est  évaluée,  afin  de  fixer  la 
composition  due  par  son  auteur,  comme  partie  du  khwi,  qui  est  le  prix- 
du  sang  d'un  homme  assassiné.  Telle  mutilation,  comme,  par  exemple, 
la  rupture  de  toutes  les  dents  ou  l'aveuglement,  est  censé  par  ce  peu- 
ple, qui  se  nourrit  de  la  viande  et  ne  connaît  pas  encore  l'art  de 
substituer  les  dénis  ni  les  yeux  artificiels,  comme  équivalant  à  l'assas- 
sinat. Pour  toute  blessure  grave  qui  entraîne  la  perte  d'un  organe  ou 
d'un  membre,  il  faut  payer  la  composition  selon  la  taxe;  mais  la  vic- 
time ou  sa  partie  peut  toujours  s'entendre  avec  ses  adversaires  pour 
faire  la  paix,  moyennant  un  prix  considérablement  au-dessous  de 
celte  taxe.  Cette  taxe  n'est  pourtant  pas  très  élevée;  ainsi  le  nez  est 
apprécié  à  200  roubles,  les  oreilles  de  même,  l'œil  à  1,000  roubles,  la 
jambe  ou  le  bras  à  400  roubles.  Cette  taxe  est  celle  des  mutilations 
infligées  aux  hommes,  tandis  que  pour  celles  qui  sont  perpétrées  à 
l'égard  des  femmes,  on  n'en  prélève  que  la  moitié.  Chez  les  Karakir- 
ghiz,  la  taxe  est  encore  moins  élevée.  Quant  à  l'accommodement  à 
l'amiable,  les  taux  en  sont  très  différents.  Quelquefois,  on  se  mon- 
tre content  de  recevoir  80  roubles  pour  un  œil  crevé  ;  quelquefois, 
vu  la  parenté,  on  tend  la  main  comme  signe  de  réconciliation  sans 
rien  exiger.  C'est  pour  ce  motif,  peut-être,  qu'on  dit  entre  les  Kir- 
ghiz  :  Les  parents  se  battent,  mais  ne  se  répugnent  pas,  parce  que  le  fait 
d'avoir  obtenu  en  justice  la  compensation  entraîne  souvent  des  re- 
présailles  de  la  part  de  ceux  qui  avaient  à  en  supporter  les  frais. 

L'escroquer'ie.  — •  Ce  genre  de  délit,  propre  à  une  civilisation  plus 
avancée,  n'est  pas  tout  à  fait  ignoré  des  Kirghiz,  bien  qu'ils  préfèrent 
se  servir,  dans  cet  ordre  de  choses,  de  voies  plutôt  violentes  que 
raffinées.  L'escroquerie,  chez  les  Kirghiz,  consiste  soit  à  se  servir 
clandestinement  d'un  sceau  d'autrui  afin  de  fabriquer  un  faux,  s-oit  à 
prélever  subrepticement  sur  un  contribuable  plus  qu'il  ne  doit,  soit  à 
vendre  une  bêle  volée,  soit,  enfin,  à  éviter  ses  obligations  par  de 
faux-fuyants.  C'est  le  serment  des  jurateurs  qui  décide,  dans  tous  ces 


LE   SORTILÈGE.  63 

cas,  s'il  y  a  lieu  ou  non  de  satisfaire  à  la  réclamalion  du  plaignant. 
Dommages  causés  à  la  propriété  (ïautrui.  —  Les  Kirghiz  se  prêtent 
entre  eux  leurs  animaux,  surtout  des  chevaux  et  des  chameaux,  et 
ils  ne  les  traitent  pas  toujours  avec  beaucoup  d'égard  :  on  les  sur- 
mène, on  les  abîme  et  même  on  les  tue  pour  les  manger.  C'est  là  un 
délit  distinct  :  dommages  causes  au  bien  d'autrui.  Les  troupeaux  des 
Kirghiz  se  dispersent  sur  une  grande  éU  ndue  et  il  arrive  souvent  que, 
tantôt  un  parchet  de  luzerne  ou  de  froment,  tantôt  une  meule  de  foin 
mal  gardée  deviennent  l'objet  de  leur  déprédation,  ce  qui  constitue 
pour  leurs  propriétaires  le  délit  du  même  genre.  Un  campement  qui 
viendrait  faire  paître  ses  troupeaux  dans  un  endroit  appartenant  à  un 
autre  campement  serait  également  accusé  du  délit  d'endommager  le 
bien  d'autrui.  Dans  tous  ces  cas,  on  évalue  le  montant  du  préjudice 
causé  et,  s'il  n'y  a  pas  une  entente  à  l'amiable,  on  porte  la  plainte 
devant  le  juge,  qui  décide  selon  les  procédés  que  nous  avons  indi- 
qués. 11  n'entre  pas,  dans  celte  procédure,  l'idée  du  châtiment,  et 
on  vise  simplement  à  dédommager  la  partie  lésée  par  la  condamnation 
de  la  partie  coupable  à  une  amende  strictement  conforme  au  préju- 
dice causé,  plus  aux  frais  de  justice.  Il  est  assez  curieux  que  l'usage 
permette  de  couper  la  queue  aux  animaux  qui  se  fourvoient  dans  les 
pâturages  en  dehors  des  limites  qui  leur  sont  assignées,  mais  l'usage 
n'est  pas  général. 

Le  sortilège.  —  Les  Kirghiz  gardent  fidèlement  plusieurs  des 
croyances  et  des  préjugés  du  moyen  âge.  Us  croient  à  l'existence  des 
esprits  malins  et  impurs  qui  nuisent  à  l'homme  par  leui-  propre  ini- 
tiative, et  dont  certains  hommes  et  certaines  femmes  savent  se  servir 
pour  nuire  à  leur  prochain.  Les  sorciers  sont  généralement  respectés 
parmi  les  Kirghiz,  parce  que,  ayant  pouvoir  sur  les  esprits  malins  qui 
font  surgir  les  maladies,  ils  peuvent,  selon  la  croyance  populaire,  en 
délivrer  l'homme,  et  que,  d'ordinaire,  ils  se  servent  de  ce  pouvoir  pour 
le  bien  de  leur  prochain.  Mais  les  Kirghiz  croient  qu'un  tel  ennemi  ou 
l'homme  malveillant,  sans  être  sorcier,  peut  nuire  à  son  prochain  à 
force  de  supplications  adressées  aux  esprits  malins,  ou  par  l'exorcisme, 
l'abjuration,  l'emploie  de  certains  remèdes,  de  la  mauvaise  écriture 
et  de  certains  objets  pouvant  devenir  des  talismans.  Dans  ce  dernier 
cas,  on  ne  craint  pas  de  porter  plainte  au  juge.  Le  plaignant  accuse  un 


G4  LE   DROIT    COUTUMIER    DES   KIR6HIZ. 

tel  d'avoir,  par  son  commerce  avec  les  esprits  malins,  tué  sa  femme 
ou  bien  de  lui  avoir  enlevé  la  faculté  de  jouir  de  la  vie  conjugale. 
L'accuse  se  défend  en  déclarant  qu'il  n'a  rien  fait  pour  nuire  au  plai- 
gnant, mais  c'est  toujours  le  serment  qui  décide  s'il  y  a  lieu  ou  non 
de  satisfaire  le  demandeur  ,  à  moins  qu'il  ne  recule  lui-même  devant 
l'épreuve.  En  cas  de  condamnation,  on  fait  payer  au  prévenu  ou  à 
ses  proches  une  composition  qui  serait,  pnr  exemple,  de  400  roubles 
pour  la  privation  présumée  de  la  faculté  requise  pour  la  vie  conjugale. 
La  calomnie.  —  Les  Kirghiz  ne  sont  pas  particulièrement  sensibles 
à  la  calomnie  ;  ils  ne  défendent  pas  l'honneur  attaqué,  et  n'aiment  pas 
à  dépenser  de  l'argent  à  la  suite  d'une  calomnie.  Ils  ne  ressentent  que 
la  calomnie  qui  s'est  traduite  par  une  plainte  au  tribunal  non  justifiée, 
ou  bien  par  une  dénonciation  fausse  qui  fait  perdre  de  l'argent  à  la 
partie  incriminée.  Aussi  la  calomnie,  même  sous  cette  forme,  n'est- 
elle  pas  punissable;  seulement,  la  victime  garde  le  droit  de  réclamer 
l'argent  qu'elle  a  dû  dépenser  ou  a  été  condamnée  à  payer  à  la  suite 
d'une  calomnie.  Un  homme  en  dénonce  un  autre  pour  avoir  tué  son 
frère  et  réclame  de  lui  le  payement  du  khnn  ;  si  l'instruction  prouve 
qu'il  s'agit  d'une  pure  calomnie ,  on  repousse  alors  la  plainte  du  ca- 
lomniateur et  on  lui  fait  en  sus  payer  les  dépenses  qu'a  encourues  le 
calomnié  pour  se  justifier;  ou  bien  un  homme  accuse  faussement  la 
femme  d'un  autre  d'avoir  conspiré  contre  son  mari  ou  de  lui  avoir 
joué  quelque  mauvais  tour;  ce  dernier  administre  à  sa  femme  une 
forte  correction;  mais  si  elle  parvient  à  démontrer  son  innocence, 
son  mari  se  croit  en  droit  de  réclamer  alors  du  calomniateur  quelques 
roubles  pour  la  peine  qu'il  s'est  donnée. 


CHAPITRE  IX. 


Les  peines.  Différontcs   esprces    de  composition.  Khnn.   Dommages-intérêts. 
Peines  corporelles.  Circonstances  aggravantes  et  atténuantes.  Prescription. 


Lespei7ies.  —  Ce  n'est  pas  pour  calmer  le  courroux  céleste,  ni  pour 
obéir  à  l'idée  abstraite  de  justice,  ni  pour  défendre  les  intérêts  de 
l'Etat  que  les  Kirghiz  infligent  des  peines  aux  coupables;  ils  le  font  en 
vue  de  rétablir  l'équilibre  d'intérêts  entre  le  malfaiteur  et  la  partie 
lésée  et  d'amener  ainsi  la  paix  momentanément  troublée.  Aussi  leurs 
peines,  à  part  quelques  exceptions,  ne  sont  pas  cruelles;  s'ils  y  met- 
tent quelquefois  de  la  cruauté,  c'est  quand  le  ressentiment  est  poussé 
à  bout  contre  un  véritable  ennemi  de  leur  société.  Les  Kirghiz  ne 
construisent  pas  de  prisons  et  c'est  par  exception  qu'ils  infligent  des 
peines  corporelles;  ils  pratiquent,  en  revanche,  très  largement  le  sys- 
tème de  composition,  commun  à  beaucoup  de  peuples  primitifs. 

Composilion.  —  La  forme  de  punition  la  plus  populaire  et  le  plus  lar- 
gement appliquée  est  la  composition  :  c'est  l'amende  privée.  Les  Kir- 
ghiz se  sont  montrés  fidèles  à  l'idée  primordiale  de  la  justice,  laquelle, 
d'après  Littré,  n'est  autre  que  celle  de  compensation,  de  dédommagement, 
d'indemnité,  conséqucmracnt  d'égalité  à  établir  ou  à  rétablir  entre  les  personnes. 
La  composition  est  appliquée  à  toute  espèce  de  délit,  sans  en  excep- 
ter le  plus  grave,  le  meurtre;  elle  porte  alors  le  nom  spécial  de  khim, 
comme  nous  le  verrons  tout  à  l'heure. 

On  distingue  trois  espèces  de  composition  propre  ,  lesquelles  sont  : 
alloue,  terken  et  togûs. 

Vattone  (at  =  cheval,  tone  =  robe)  est  infligé  pour  de  légères  offen- 
ses; le  terken  est  réservé  pour  le  vol  du  bétail  ;  le  togi'(S  pour  les  délits 
immoraux. 

Vatt07ie  était  autrefois  la  rançon  ordinaire  d'un  voleur  arrêté,  mais 

6 


66  LE   DROIT    COUTUMIER    DES    KIRGHIZ. 

qui  ne  voulait  pas  être  traduit  devant  le  juge;  il  consistait,  comme  son 
nom  l'indique,  dans  la  remise  d'un  cheval  et  d'un  habit.  Le  mot  s'est 
maintenu  dans  les  sentences,  et,  maintenant,  une  composition  décré- 
tée par  le  juge  sous  le  même  nom  peut  bien  consister  en  une  seule 
vache  ou  en  un  seul  mouton. 

Le  terken  oblige  le  voleur  d'une  bête  à  la  tendre  avec  une  et  même 
deux  autres  bêtes  en  plus.  Dans  quelques  localités  où  le  vol  des  ani- 
maux est  un  véritable  fléau,  le  terken  s'élève  jusqu'à  sept  fois  le  nom- 
bre des  bêtes  enlevées. 

Le  togfis  comporte  neuf  bêtes  différentes,  depuis  un  chameau  jus- 
qu'à une  brebis,  et,  selon  l'espèce  d'anim.'il  qui  est  mis  en  tête,  il  est 
distingué  par  des  surnoms;  ainsi ,  tua-togûs  et  le  togi'S ,  à  la  tête  du- 
quel se  trouve  un  chameau  ;  at-togiis  est  le  togûs  où  le  meilleur  ani- 
mal, dans  la  combinaison,  est  un  cheval;  siir-togiis ,  si  c'est  une  va- 
che qui  prime  et  ainsi  de  suite. 

Il  y  a  aussi  des  togi'is  dites  sans-cornes;  ils  comprennent  neuf  piè- 
ces de  vêlements  et  d'objets  divers. 

Pour  les  délits  graves,  comme  la  mutilation,  l'enlèvement  d'une 
fille,  on  impose  un  double  et  même  un  triple  togi'(s. 

Toutes  ces  compositions  varient  selon  la  localité  et  njême  les  opi- 
nions personnelles  des  juges  ou  des  vieillards  appelés  à  se  prononcer. 

Le  khun  ou  le  prix  du  sang  constitue  la  plus  forte  composition, 
laquelle  est  réclamée  par  la  fan)ille  de  la  victime  d'un  meurtre  avec 
l'appui,  s'il  est  nécessaire,  du  campement  et  même  de  la  tribu  du 
défunt  toute  entière.  Le  non  payement  du  khim  entraîne  une  ven- 
geance sanguinaire  de  la  part  de  la  tribu  lésée.  Si  la  victime  et  l'as- 
sassin appartiennent  à  des  tribus  différentes,  il  doit  être  procédé  à  un 
règlement  entre  les  deux  tribus  ;  si  le  meurtre  est  commis  dans  le 
sein  d'une  même  tribu,  ce  sont  les  campements  ou  les  différents  grou- 
pes de  familles,  ou  bien  des  familles  qui  ont  à  s'entendre  sur  la  ques- 
tion du  khun.  A  défaut  d'une  entente,  la  question  est  portée  devant 
la  réunion  des  juges  qui  ont  à  se  conformer  à  l'usage.  Nous  donne- 
rons plus  loin  des  arrêts  concernant  la  réclamation  du  khun. 

Après  la  déduction  de  quelques  centaines  de  roubles  dépensés  pour 
l'enterrement  et  les  offices  des  morts,  le  montant  du  khun  revient, 
paraît-il,  à  la  communauté  ou  au  camp  de  la  famille  de  la  victime, 


COMPOSITION.  6/ 

bien  que  ce  ue  soit  pas  une  règle  générale.  Aussi  ce  n'est  pas  la 
propre  famille  de  l'assassin  seule,  mais  le  camp,  et  quelquefois  même 
un  groupe  de  familles  constituant  la  tribu  entière,  qui  contribuent  au 
payement  du  khim.  Cette  règle  n'est  pourtant  pas  observée  bien  rigou- 
reusement; il  arrivcque  la  famille  de  la  victime  seule  bénéficie  du 
khun  remboursé,  comme  il  n'est  pas  rare  que  la  famille  de  l'assassin 
seule  soit  appelée  à  en  couvrir  les  frais,  il  arrive  parfois  que,  sur  la 
plainte  de  la  partie  de  la  victime,  les  juges  ne  trouvent  pas  équitable 
de  réclamer  le  khwi  des  parents  de  l'assassin,  qui  refusent  à  se  recon- 
naître ;  les  juges,  évidemment  inspirés  par  les  notions  modernes,  ont 
fait  valoir  la  raison  qu'il  n'est  pas  juste  de  rendre  quelqu'un  respon- 
sable de  la  faute  d'autrui.  Il  est  probable  que  de  telles  décisions  sont 
dues  à  l'influence  croissante  exercée  par  les  lois  russes.  On  n'exige  pas 
un  khuti  si  la  victime  n'a  point  de  parents  pour  en  réclamer  le  paye- 
ment, ce  qui  fait  qu'un  Kirghiz  qui  n'a  pas  de  parents  ne  conserve  sa 
vie  que  d'une  manière  bien  précaire.  Lors  même  que  les  membres 
d'un  camp  et  d'une  communauté  bénéficient  du  khun  sans  distinction, 
les  parents  seuls  peuvent  réclamer  la  composition,  ce  qui  s'explique 
en  partie  par  le  danger  qu'il  y  a  à  réclamer  vengeance  pour  le  meurtre 
d'un  parent.  , 

Nous  avons  vu,  dans  la  première  partie  de  cette  étude,  qu'un  ser- 
viteur, dans  une  famille  kirghiz,  est  traité  comme  un  de  ses  membres; 
de  là,  certainement,  vient  l'obligation  pour  le  patron  de  payer  \ekhun 
pour  son  serviteur,  si  celui-ci  venait  à  succomber  au  froid,  à  la  faim 
et  même  aux  blessures,  en  perpétrant  un  vol  auquel  il  a  pu  être  amené 
par  la  nécessité. 

Nous  avons  vu  également  que  le  propriétaire  d'une  tente  peut  être 
condamné  à  payer  le  khun  pour  un  étranger  trouvé  près  de  sa  de- 
meure, mort  de  faim  ou  de  froid,  à  défaut  des  soins  commandés  par 
les  devoirs  de  l'hospitalité. 

Le  montant  du  khun  est  le  même  pour  le  meurtre  de  tout  homme, 
qu'il  soit  noble  ou  roturier,  grand  ou  petit,  innocent  ou  criminel, 
majeur  ou  mineur,  ce  qui  prouverait  que  les  kirghiz  ont,  par  mstinct, 
une  juste  notion  de  l'égalité  des  hommes.  Mais  la  femme,  selon  les 
Kirghiz,  est  inférieure  à  l'homme,  et,  pour  le  meurtre  d'une  femme, 
fùt-elle  la  compagne  de  l'assassin,  on  ne  paie  que  la  moitié  du  khun. 


68  LE    DROIT    COUTUMIER    DES    KIRGHIZ. 

Le  montant  du  khun  ne  dépend  ni  du  sexe  ni  de  l'âge  de  l'assassin, 
ni  de  l'influence  que  pourrait  exercer  sur  son  acte  l'emploi  des  bois- 
sons excitantes,  ni  même  un  juste  ressentiment  et  la  nécessité  de  se 
défendre.  Ce  dernier  point  n'est  pourtant  pas  généralement  admis. 

Le  montant  du  khun,  dans  la  province  de  Syr-Daria,  est  d'un  millier 
de  moutons,  grands  et  jeunes  par  égale  moitié.  Cela  fait,  en  valeur 
monnayée,  de  i{,000  à  2,500  roubles.  La  composition  de  ces  mille  têtes 
de  petit  bétail  varie  légèrement  :  on  y  fait  entrer  un  certain  nombre 
de  brebis,  de  chèvres,  de  chevrettes,  selon  les  vues  et  l'expérience  des 
juges  on  des  parties  intéressées. 

11  y  a  un  supplément  à  fijouter  au  khun,  si  la  victime  a  été  aban- 
donnée en  proie  aux  oiseaux  ou  aux  bêtes  sauvages. 

Le  khun  légal  ou  coutumier  paraît  être  considéré  par  les  Kirghiz 
comme  étant,  dans  maintes  occasions,  de  beaucoup  trop  fort,  et  les 
parties  intéressées  s'entendent  volontiers  pour  en  rabattre  une  partie. 
Même  dans  les  contestations  portées  devant  le  tribunal,  la  partie  lésée 
se  contente  très  souvent  d'un  khun,  composé  d'un  nombre  de  mou- 
tons bien  inférieur  au  millier  consacré.  Le  khun  peut  être  racheté 
par  le  don  d'une  fille  ou  d'une  parente  de  l'assas.sin,  si  la  famille  lésée 
y  consent. 

Les  dommages-intérêts.  —  Pour  les  blessures,  les  fractures,  les  muti- 
lations et  toute  espèce  de  lésions  corporelles,  on  inflige  des  dommages- 
intérêts  qui  sont  également  évalués  dans  les  fractions  du  khun,  et  qui 
peuvent,  dans  certaines  occasions,  atteindre  la  valeur  du  khun  entier. 
Outre  la  composition,  qui  est  exactement  déterminée  par  les  usages, 
selon  la  gravité  du  cas,  l'auteur  de  la  violence  est  tenu  à  faire  traiter 
la  victime  à  ses  frais,  et  à  lui  sacrifier,  pour  sa  nourriture,  un  mou- 
ton. La  peau  de  ce  mouton  sert  à  panser  la  plaie,  sur  laquelle  on 
applique  les  poumons  de  l'animal  sacrifié.  Voici  quelle  est  la  valeur 
de  la  composition  infligée  pour  différents  genres  de  blessures  :  pour 
une  blessure  entraînant  la  perte  d'un  membre,  du  bras  ou  de  la  jambe, 
l'auteur  de  la  violence,  ou  ses  proches,  ont  à  donner  deux  cents  mou- 
tons; pour  la  fracture  de  deux  membres,  le  khiin  entier  est  imposé; 
pour  avoir  crevé  l'œil,  on  paye  une  moitié  du  khun  ;  pour  avoir  endom- 
magé l'œil,  de  cent  à  cent  cinquante  moulons;  pour  l'aveuglement,  le 
khun  entier.  Pour  la  morsure  à  la  main,  dix  moutons;  pour  avoir  coupé 


LES   PEINES    CORPORELLES.  69 

un  doigt,  un  dixième  du  khun;  pour  une  articulation  du  doigt,  un 
trentième  du  khun  ;  pour  une  dent  cassée,  un  vingtième  du  khun  ;  pour 
toutes  les  dents  cassées,  ainsi  que  pour  la  langue  coupée  ou  arrachée, 
\e  khun  entier.  Pour  les  mutilations  analogues  infligées  aux  femmes, 
on  est  passible  de  la  moitié  des  compositions  précédentes. 

L'avortement  causé  à  une  femme  par  son  propre  mari  n'entraîne 
pas  de  peine,  mais  le  même  accident,  provoqué  par  un  autre  homme, 
est  puni  par  la  composition,  selon  le  sexe  de  l'avorton  et  sa  taille.  Elle 
est,  depuis  deux,  trois  chameaux,  jusqu'à  la  moitié  an  khun  pour 
l'avorton  mâle. 

Les  peines  corporelles.  —  Outre  les  compositions,  les  Kirghiz  em- 
ployent,  comme  moyens  de  répression  pénale,  le  fouet  et  le  bâton. 
On  se  sert  principalement  de  ces  moyens  en  famille  pour  corriger  l'in- 
conduite.  Il  n'est  pas  dans  l'usage  de  compter  le  nombre  des  coups 
portés;  on  rosse  le  coupable  jusqu'à  repentance;  mais  on  prend  garde 
de  ne  pas  battre  jusqu'à  ce  que  la  victime  succombe,  parce  qu'il  y 
aurait  alors  à  payer  le  khun,  comme  pour  l'homicide. 

Quiconque  est  saisi  en  flagrant  délit  de  vol  est  battu  sans  considé- 
ration d'âge,  ni  de  rang.  Dans  ce  cas,  les  Kirghiz  se  laissent  facile- 
ment entraîner  par  leur  ressentiment,  et  ils  se  montrent  quelque- 
fois bien  cruels.  On  a  vu  des  voleurs  laissés  pendant  quelque  temps 
sur  la  braise.  On  raconte  même  que,  pour  le  vol,  ainsi  que  pour 
l'adultère,  on  étendait  la  victime  sur  le  sol,  la  face  tournée  vers  le  ciel, 
les  mains  et  les  jambes  attachées,  et  qu'on  faisait  passer  sur  elle  un 
troupeau  de  moutons,  serré,  et  plus  ou  moins  nombreux.  Empressons- 
nous  d'ajouter  que  de  telles  atrocités  ne  sont  guère  en  usnge  ;  elles  n'ont 
jamais  été  tolérées  par  le  gouvernement  russe,  qui  s'eff'orce  d'adoucir 
les  mœurs,  tout  en  respectant  le  droit  coutumier.  Au  reste,  comme 
nous  allons  le  voir,  on  a  déjà  résolu,  parles  dispositions  récentes,  de 
soumettre  l'homicide,  chez  les  Kirghiz,  au  droit  pénal  en  vigueur  dans 
le  reste  de  l'empire  russe. 

Circonstances  aggravantes  et  atlénuanles.  —  La  préméditation  aggrave 
la  faute,  tandis  que,  au  contraire,  l'état  de  l'excitation,  l'emportement, 
l'étourderie  et  l'ivresse,  dans  lesquels  une  action  préjudiciable  peut 
être  commise,  sont  considérés  comme  autant  de  circonstances  atté- 
nuantes. On  tient  compte  aussi  des  services  rendus  et  du  respect 


70  LE   DROIT   COUTUMIER   DES   KIR6HIZ. 

qu'avait  obtenu  l'accusé  avant  son  délit.  Un  délit  commis  dans  la 
steppe,  dans  un  lieu  découvert,  pendant  le  jour,  est  moins  grave  que 
la  même  action  commise  sous  la  tente  et  pendant  la  nuit.  La  pauvreté 
du  délinquant  n'est  pas  considérée  comme  une  circonstance  atténuante, 
parce  que  c'est_  la  tribu  entière  qui  est  censée  répondre  des  délits 
commis  par  ses  pauvres.  Un  pauvre  peut  être  astreint  de  payer  le  délit 
en  livrant  sa  fille  s'il  en  a  une.  Les  personnes  qui  remplissent  une  charge 
publique  ne  sont  pas  punies,  pour  leurs  crimes,  plus  sévèrement  que 
les  particuliers.  Pour  un  crime  commis  par  un  homme  temporaire- 
ment irresponsable  de  ses  actions,  ses  proches  répondent;  personne 
ne  répond  d'un  crime  commis  par  un  fou  de  naissance  ou  par  un 
sourd-muet. 

Les  parents  sont  responsables  des  crimes  commis  par  les  mineurs, 
les  maris  de  ceux  de  leurs  femmes.  Les  femmes  ne  répondent  pas  de 
leurs  maris.  Les  héritiers  des  criminels  décédés  répondent  même  sur 
leur  part  de  l'héritage.  En  général,  la  responsabilité  matérielle  pour 
un  crime  commis  s'étend  jusqu'à  la  septième  génération  inclusivement. 

Celui  qui  participe  au  crime  est  d'ordinaire  puni  comme  l'accusé 
principal;  les  meneurs  sont  traités  à  l'égal  de  ceux  qui  les  ont  suivi. 
L'instigation  est  mal  vue  par  lesKirghiz,  mais  ils  ne  punissent  pas  les 
instigateurs  conformément  à  l'adage  :  est  puni  celui  qui  a  battu,  non  celui 
qui  a  fait  battre. 

Les  receleurs  sont  traités  comme  des  voleurs;  mais  un  recèlement 
sans  mauvaise  intention  n'est  pas  coupable.  On  estime  comme  com- 
plice du  vol  celui  qui  n'a  pas  voulu  livrer  le  voleur,  fût-ce  son  propre 
fils  ou  son  père;  on  traite  aussi  de  complice  celui  qui  a  vu  le  crime 
se  commettre,  et  qui  n'en  a  rien  voulu  dire  dans  l'instruction.  Pour 
un  dommage  causé  par  mégarde  on  fait  payer  des  dommages-inté- 
rêts. 

Prescription.  —  Les  Kirghiz  ne  connaissent  pas  la  prescription  dans 
le  sens  attaché  à  ce  terme  dans  les  codes  pénals  européens.  Comme 
nous  l'avons  pu  voir  (1),  la  prescription  en  matière  pénale,  chez  les 
Kirghiz,  porte  le  nom  de  salavate,  ce  qui  veut  dire  une  amnistie  géné- 
rale ou  conclusion  de  la  paix.  Ce  sont  quelques  grands  événements  qui 

(1)  Voir  page  55  et  suivantes. 


PRESCRIPTION.  71 

provoquent  la  résolution  générale  de  faire  oublier  tous  les  griefs  dont 
on  aurait  à  se  plaindre.  Tout  ce  qui  est  arrivé  de  fâcheux  antérieure- 
ment à  une  telle  date  mémorable  (1)  est  voué  à  l'oubli  et  au  pardon. 

(1)  Comme,  par  exemple,  l'occupation  du  territoire  par  les  Russes. 


CHAPITRE  X. 

Arrêts  des  tribunaux  kirghiz  :  trois  cas  de  vol,  un  cas  de  brigandage,  deux 
cas  de  meurtre,  un  cas  d'assassinat  et  de  meurtrissures,  l'exécution  de  la 
sentence,  les  changements  récents  dans  le  droit  coutumier  pénal. 

Pour  justifier  ce  qui  a  été  dit  précédemment,  nous  croyons  devoir 
donner  quelques  exemples  typiques  des  arrêts  rendus  par  les  tribu- 
naux kirghiz  de  la  province  du  Syr-Daria.  Vu  la  difficulté  des  noms 
propres  et  leur  peu  d'intérêt,  nous  les  remplacerons  par  les  initiales, 
en  faisant  seulement  remarquer  que,  dans  leurs  citations  des  noms 
propres  des  personnes,  les  juges  kirghiz  ont  l'habitude  d'indiquer, 
après  le  nom  de  l'individu,  celui  de  son  père,  le  numéro  du  camp 
(aoûl)  et  l'appellation  de  la  communauté  auxquels  il  ressort;  par 
exemple  :Foutchûsh-bay('l)Fuka-bay,  du  camp  n°  5  de  la  communauté 
Kara-Koul.  Pour  rendre  le  cas  plus  clair  au  lecteur  français,  nous 
substituerons  les  pronoms  personnels,  qui  abondent  dans  les  arrêts, 
par  l'indication  plus  précise,  qu'il  s'agisse  du  plaignant,  du  défendeur 
ou  de  leurs  parties. 

Le  vol.  —  1)  «  Le  4  décembre  1883,  le  kirghiz  A.,  du  camp  n°  3,  de  la  com- 
munauté D.,  déclare  que  les  Kirghiz  J.  et  B.,  du  camp  n°  5  de  la  communauté  K. 
lui  avaient  volé  une  chamelle  portante  ,  valant  60  roubles.  Après  avoir  invité 
les  parties,  et  après  nous  être  rendu  compte  du  cas,  nous  décidons  :  d'évaluer 
la  chamelle  à  40  roubles  ;  le  petit  qu'elle  portait,  à  10  roubles,  et  les  dommages- 
intérêts  à  10  roubles;  le  tout  à  60  roubles.  Ngus  décidons  ensuite  de  déférer  le 
serment  à  une  des  parties,  selon  le  choix  du  plaignant,  parmi  les  parents  (des 
personnes  mises  en  cause)  de  la  troisième  génération.  » 

2).  Le  Kirghiz  M.  porte  plainte,  devant  les  juges  de  la  commu- 
nauté A.,  contre  le  Kirghiz  I.  pour  le  vol  d'un  cheval. 

Comme  le  défendeur  ne  se  reconnaît  pas  coupable,  le  serment  est 

(1)  La  terminaison  bay ,  corrompue  de  bey ,  est  ajoutée  souvent  par  politesse 
à  tout  nom  masculin. 


LE   BRIGANDAGE.  73 

déféré  à  son  fils  Si  le  fils  du  prévenu  prête  le  serment  dans  le  délai 
d'une  semaine,  le  prévenu  sera  acquitté;  dans  le  cas  contraire ,  il 
aurait  à  donner  la  satisfaction  réclamée  par  le  plaignant. 

3).  Le  Kirghiz  S.,  du  camp  n"  3,  de  la  communauté  S.,  vient  de  déclarer  que 
le  Kirghiz  B.  lui  a  volé  quatre  chameaux;  et,  quand  S.  les  a  trouvés  chez  B., 
loin  de  les  lui  rendre,  B.  l'a  outragé  et  l'a  battu.  Les  recherches  ont  coûté  à 
S.  70  roubles.  Interrogé,  le  Kirghiz  B.  déclare  qu'il  n'avait  point  volé  les  cha- 
meaux chez  S.,  le  plaignant,  et  qu'il  possède  encore  un  des  chameaux  que  S. 
a  vu  chez  lui.  B.  nous  a  exhibé  ce  chameau.  S.  répond  que  le  chameau  qu'il  a 
vu  chez  le  défendeur  n'est  pas  le  même  que  celui  qu'il  présente  maintenant. 

Arrêtons  :  accorder  à  S.  de  prendre,  comme  témoin  jurateur,  un  de  ses  pa- 
rents de  la  troisième  génération,  et  que  ce  soit  le  Kirghiz  A.,  selon  le  désir  du 
défendeur.  Si  le  plaignant  amène  ce  témoin,  et  si  celui-ci  prête  le  serment, 
B.  aura  à  lui  rendre  les  quatre  chameaux  et  à  payer,  en  sus,  70  roubles  de 
dommages-intérêts  ;  dans  le  cas  contraire,  S.  sera  déboulé.  (Suivent  les  sceaux.) 
Le  brigandage.  —  Le  Kirghiz  A.,  chef  do  la  communauté  J. ,  dé- 
clare, à  la  réunion  extraordinaires  des  juges  du  district  de  Kuramy, 
que  le  Kirghiz  N.,  le  ci-devant  ressortissant  au  camp  A.,  et  l'ancien  J., 
avec  le  concours  de  cinquante-cinq  autres  Kirghiz,  ont  attaqué  sa 
*  maison,  et,  après  avoir  enfermé  sa  famille  dans  l'intérieur,  lui  ont 
infligé  des  coups  de  bâton  et  ont  enlevé  quatorze  chevaux,  dont 
quatre  seulement  lui  ont  été  restitués  ensuite. 

L'instruction  a  relevé  que,  du  nombre  des  cinquante-cinq  hommes 
impliqués  dans  l'affaire,  dix  appartenaient  à  la  communauté  D.,  et  les 
quarante-quatre  autres,  à  la  communauté  J. 

Tous  les  prévenus  déclarent  n'avoir  point  attaqué  la  maison  de  A.  ,  ni  lui 
avoir  enlevé  ses  chevaux. 

Comme  les  défendeurs  ne  se  reconnaissent  pas  coupables ,  conformément  à 
notre  usage,  nous  déférons  le  sermerit  :  à  quatre  personnes  du  nombre  des 
quarante-quatre  hommes  de  la  communauté  J.,  et  à  une  personne  choisie  parmi 
les  dix  hommes  impliqués  de  la  communauté  D.  Si  ces  cinq  personnes  jurent 
qu'ils  n'ont  pas  attaqué  la  maison  de  A,,  et  ne  lui  ont  pas  enlevé  ses  chevaux, 
on  déboutera  le  plaignant;  dans  le  cas  contraire,  on  obligera  les  défendeurs  à 
payer  au  plaignant  le  coût  des  dix  chevaux  volés,  à  20  roubles  chacun  =  200  rou- 
bles, et  l'amende  de  200  roubles,  total  :  400  roubles;  on  mettra  ensuite  en  prison 
pendant  trois  mois  les  chefs  de  la  bande  Kirghiz  N.  et  l'ancien  J.,  pour  avoir 
commis  un  acte  illégal. 

L'indemnité  en  faveur  des  juges  est  de  40  roubles  (1).  (Les  sceaux.) 

(1)  Il  n'y  avait  pas  d'autres  interventions  du  tribunal  dans  cette  affaire. 


74  LE    DROIT    COUTUMIER    DES    KIRGHIZ. 

Le  meurtre.  —  1)  Le  kirghiz  0.,  du  camp  K.,  a  déclaré  que, 
le  27  décembre  1883,  son  père  I.,  se  rendante  un  autre  camp,  ren- 
contra en  chemin  le  Kirghiz  K.  et  un  de  ses  amis  S.,  du  camp  n°  7, 
près  des  Kuvang,  sur  le  territoire  appelé  Teck.  K.  et  S.  se  jetèrent 
sur  I.  (le  père  du  plaignant),  le  battirent  et  le  blessèrent  aux  doigts 
ainsi  qu'à  d'autres  parties  du  corps.  I.  rentra  au  camp  et  raconta  ce  qui 
s'était  passé.  Le  plaignant  (le  fils  de  1.)  se  rendit  ensuite  à  Kasalinsk  et 
rapporta  l'accident  au  chef  de  la  communauté,  lequel  lui  répondit  que 
le  cas  serait  jugé  d'après  la  loi.  Le  plaignant  rentra  incontinent  chez 
lui  et  trouva  son  père  à  la  mort.  Le  lendemain,  ce  dernier  décéda. 
Les  gens  qui  ont  lavé  le  cadavre  et  qui  ont  enlevé  des  doigts  les 
bandes  et  tout  ce  qui  s'y  trouvait,  se  tiennent  prêts  à  attester  que  ses 
doigts  étaient  couverts  de  ploies.  Les  noms  de  ces  gens  sont  :  K.,  S., 
et  B. 

Le  Kirghiz  0.  demande  qu'on  fasse  payer  aux  prévenus  le  khun  de 

son  père  et  200  roubles  de  dommages-intérêts  qu'il  a  eus  à  supporter  à 

ce  propos.  Le  défendeur  K.  a  déclaré  que  la  victime  I.  l'avait  battu  en 

1882à  propos  d'une  fiancée;  il  lui  avait  fendu  lecrâne,  disloqué  le  bras, 

et  avait  en  outre  maltraité  son  fils  B.  Ces  faits  se  passèrent  au  camp 

Kukurtly.  Pour  cet  outrage,  K.  a  porté  plainte  devant  le  chef  A.,  qui 

donna  l'ordre  de  remettre  le  cas  à  la  décision  des  trois  juges.  Les  juges 

n'ont  pas  décidé  en  sa  faveur.  En  1883,  quand  il  rentrait  du  Kasalinsk, 

le  défendeur  K.  aperçut  dans  le  camp  d'Aral  quelques  cavaliers,  dont 

l'un  est  allé  au  devant  de  lui.  Ce  cavalier  ressemblait  à  I.  (la  victime), 

dans  sa  pensée,  du  moins.  L'ayant  aperçu,  le  cavalier  tourna  bride  et 

se  perdit  dans  la  foule.  Le  défendeur  n'a  pas  battu  le  défunt,  et  il  ne 

connaît  pas  les  hommes  qui  ont  été  avec  lui.  Pour  cette  cause,  ~  la 

suite  d'une  plainte  mal  fondée,  —  il  a  dépensé  230  roubles  25  kopeks. 

Sur  la  foi  des  témoignages  des  parties  et  d'un  commun  accord ,  nous  avons 
arrêté  :  déférer  le  serment  aux  quatre  parents  de  la  septième  génération  d'une 
des  parties  en  cause.  Si  le  demandeur  se  trouve  en  état  de  faire  déposer  en  sa 
faveur  quatre  témoins  parmi  ses  parents  de  la  septième  génération,  et  de 
prouver  ainsi  la  justesse  de  sa  réclamation,  le  défendeur  sera  condamné,  con- 
formément à  l'usage  kirghiz,  à  payer  :  pour  le  khun,  un  millier  de  moutons, 
dont  cinq  cents  grands  à  3  roubles,  total  :  1,500  roubles;  et  cinq  cents  jeunes 
moutons  à  2  roubles  =  1,000  roubles,  total  :  2, .500  roubles,  et  100  roubles  de 
dommages-intérêts;  en  tout  2,000  roubles.  Si  c'est  la  partie  du  défendeur  qui 


LE    MEURTRE.  75 

prête  le  serment,  le  demandeur  sera  débouté  de  sa  plainte,  et  on  lui  imposerait 
100  roubles  de  dommages-intérêts  en  faveur  du  défondeur.  (Le  27  janvier). 

Quelque  temps  après,  sur  le  même  cas,  eut  lieu   l'arrêt  définitif 
suivant  : 

Le  Kirghiz  0.  a  déclaré  que  le  Kirghiz  K.  a  tué  son  père  I,  Le  pré- 
venu ne  s'est  pas  reconnu  coup:?ble,  et,  en  conséquence,  le  serment 
fut  déféré  aux  parents  de  la  septième  génération  d'une  des  parties, 
au  choix  du  plaignant.  Les  deux  parties  acceptèrent  cet  arrêt. 
Le  défendeur  K. ,  ayant  consenti  à  la  prestation  du  serment  par  les 
quatre  hommes  choisis  parmi  les  parents  du  demandeur,  a  fait  con- 
naître son  adhésion  par  l'apposition  de  sa  marque  (tamga).  La  presta- 
tion du  serment,  en  présence  de  tous  les  juges,  fut  fixée  au  1er  niai. 
Furent  nommés  comme  jurateurs,  de  la  part  du  plaignant  :  A.,  L, 
D.  et  B.  Le  plaignant  amena  les  jurateurs  le  30  avril,  et  nous  les  pré- 
senta le  ]""'  mai,  c'est-à-dire  au  terme  désigné.  Depuis,  une  semaine 
s'est  écoulée,  mais  le  défendeur  K.  ne  se  montra  pas,  et  on  n'avait 
aucune  nouvelle  de  lui. 

D'après  le  droit  accordé  au  peuple  kirghiz  d'agir  selon  ses  coutumes,  nous 
rendons  l'arrêt  définitif  : 

Pour  réprimer  de  si  mauvaises  actions  et  punir  le  meurtre ,  vu  l'absence  du 
défendeur  au  moment  fixé  pour  la  prestation  du  serment  parles  hommes  de  la 
partie  adverse  (le  serment  devenant  ainsi  sans  objet),  K.  est  condamné  à  payer, 
en  faveur  de  O.,  2,600  roubles.  Si  l'accusé  n'a  pas  de  quoi  payer  la  somme 
exigée,  elle  doit  être  réclamée  à  ses  parents  jusqu'à  la  cinquième  génération. 
Cet  arrêt  doit  être  exécuté  dans  le  délai  de  trois  mois.  Qu'on  exige  également 
de  l'accusé  260  roubles  d'indemnité  (biylyk)  au  tribunal.  (Sceaux  des  juges.) 

2).  Le  Kirghiz  0.  ,  tuteur  du  Kirghiz  D.  (enfant  de  trois  ans),  fit, 
devant  l'assemblée  des  juges,  cotte  déclaration  :  Le  4  septembre  1884, 
son  pupille  apprit  que  son  frère  I.  (enfant  de  neuf  ans),  s'était  enfoncé 
un  outil  (une  perche)  dans  le  ventre.  S'étant  rendu  sur  le  lieu  de 
l'accident  avec  son  autre  frère,  D. ,  trouva  que  le  ventre  du  blessé 
saignait.  Le  blessé  raconta  qa'il  se  trouvait  sur  une  meule  de  foin  , 
quand  le  Kirghiz  S.  (enfant),  de  la  communauté  T.,  se  battit  avec  lui 
et  lui  enfonça  un  bâton  dans  le  ventre.  Appelé  à  s'expliquer,  S.  ré- 
pondit que  réellement  il  avait  enfoncé  un  bâton  dans  le  ventre  de  la  vic- 
time, mais  qu'il  ne  s'était  pas  battu  avec  elle,  et  qu'il  y  avait  quatre 
témoins  qui  l'établiraient.  11  avoua  ensuite  (|ue  son  frère  aîné  L  (lo 


76  LE    DROIT    COUTUMIER    DES    KIRGHIZ, 

défendeur)  avait  offert  son  cheval  au  médecin,  appelé  par  D.,  pour 
soigner  son  frère,  et  qu'il  égorgea  pour  lui  un  mouton.  Le  Kirghiz  I 
(frère  aîné  de  l'auteur  de  l'accident)  reconnut,  en  présence  du  tuteur, 
ainsi  que  de  cinq  autres  personnes,  que  leur  outil  s'était  enfoncé  dans 
le  ventre  de  la  victime  par  la  maladresse  de  S.  L'enfant  mourut  la  nuit 
suivante.  Après  avoir  promis  de  revenir  le  lendemain,  les  frères  L  et 
S.  (les  défendeurs)  partirent  et  ne  revinrent  plus.  Le  médecin,  après 
avoir  visité  le  corps  de  la  victime,  délivra  au  demandeur  un  certi- 
ficat constatant  que  l'enfant  avait  péri  de  mort  violente.  Sur  la  foi 
de  ce  certificat,  le  corps  du  défunt  fut  inhumé.  Le  Kirghiz  0.,  au  nom 
de  son  pupille  D.,  réclama,  des  frères  I.  et  S.,  le  payement  du  khun 
de  l'enfant  décédé. 

Le  défendeur  L,  de  la  communauté  S.,  répondit  comme  suit  :  son 
frère  S.  faisait  paître  ses  moutons,  h  la  fin  de  septembre  de  l'année 
passée,  pendant  que  les  deux  garçons  L,  âgé  de  neuf  ans,  et  M.,  âgé 
de  treize  ans,  envoyés  également  pour  surveiller  les  troupeaux, 
jouaient  en  remontant  et  en  descendant  la  meule  de  foin.  Tout  à  coup 
le  garçon  1.  jeta  un  cri  :  il  était  tombé  sur  le  bâton  de  son  frère, 
appuyé  contre  la  meule  de  foin.  Le  blessé  se  rendit  ensuite  dans  son 
campement.  S.  (frère  du  défendeur)  ne  s'est  pas  battu  avec  L  (le  dé- 
funt), et  il  ne  lui  a  pas  enfoncé  de  bâton  dans  le  ventre.  Lui,  le 
défendeur,  n'a  pas  donné  son  cheval  au  médecin,  ni  égorgé  pour  lui 
un  mouton.  Personne  de  sa  famille  ne  s'est  jamais  reconnu  coupable  du 
malheur  qui  est  arrivé  à  L 

En  réponse  à  la  précédente  affirmation,  le  Kirghiz  0.,  tuteur  de  D., 
présente  le  protocole  de  l'instruction  faite  par  le  chef  de  la  com- 
munauté S.  Des  neuf  témoins  qui  ont  figuré  dans  ce  cas,  trois 
appartiennent  à  la  communautés.,  les  six  autres  à  celle  de  Kalum- 
bay.  Ces  derniers  attestèrent  qu'ils  reconnaissaient  effectivement  que, 
pendant  que  les  enfants  jouaient,  un  bâton  se  planta  dans  le  corps 
de  L;  les  trois  témoins  de  la  communauté  S.,  d'autre  part,  témoi- 
gnèrent qu'ils  ont  vu  le  défunt  quand  il  était  malade,  mais  qu'ils  n'ont 
pas  entendu  que  les  défendeurs  aient  jamais  reconnu  que  leur  outil 
se  fût  enfoncé  dans  son  ventre.  Les  juges,  d'un  commun  accord,  ren- 
dirent cette  décision  :  Les  témoignages  étant  en  désaccord,  il  y  a  lieu  d'éva- 
luer, selon  la  coutume  kirghiz,  le  hhun  à  1,000  moutons,  dont  400  grands  à 


UN    CAS    d'assassinat    ET    DE    MEURTRISSURES.  77 

3  roubles,  500  jeunes  à  2  roubles,  et  100  chevrettes  à  1  rouble;  total  :  2,300  rou- 
bles, et  il  convient  de  déférer  le  serment  à  quatre  témoins  pris  parmi  les  pa- 
rents de  la  septième  génération.  Si  le  plaignant,  par  ce  serment  de  quatre 
jurateurs,  prouve  son  fait,  il  lui  sera  payé  la  somme  évaluée  pour  le  khun;  si 
non,  sa  plainte  sera  repoussée.  (Les  sceaux  des  juges.) 

Second  arrêt  (définitif)  sur  le  même  cas.  —  Le  tuteur  de  D.,  le 
Kirghiz  0.,  déclara  que  le  Kirghiz  de  la  communauté  S.  avait  tué  le 
frère  de  son  pupille.  Par  l'arrêt  du  4  janvier  1885,  le  serment  fut  dé- 
féré aux  parents  de  la  septième  génération  d'une  des  parties  en  cause. 

Les  deux  parties  acceptèrent  cette  décision,  et  apposeront  leurs 
tamgas  (une  marque  analogue  au  lotem  des  Indiens).  Mais,  lors  du 
choix  des  jurateurs,  le  défendeur,  pour  traîner  l'affaire  en  longueur, 
prétendit  qu'il  était  mécontent,  et  qu'il  ne  pouvait  consentir  à  voir 
une  personne  autre  que  le  père  se  présenter  au  nom  de  D.,  enfant  âgé 
de  trois  ans,  pour  réclamer  le  khun.  Le  défendeur  présenta  ses  objec- 
tions au  chef  du  district.  Celui-ci  ordonna  qu'il  y  eût  un  représentant 
du  père  de  la  victime,  si  son  frère,  au  nom  duquel  l'affaire  se  pour- 
suit, était  mineur. 

«  Comme  le  frère  de  l'assassiné  est  réellement  mineur,  nous  avons  résolu 
d'un  commun  accord,  afin  de  compléter  notre  premier  arrêt,  de  statuer  comme 
suit  :  maintenir  le  prix  du  khun  comme  précédemment  à  2,300  roubles;  mais 
les  parents  du  demandeur  se  trouvant  éloignés,  c'est  aux  parents  du  défen- 
deur que  nous  déférons  le  serment.  Si  les  quatre  hommes,  choisis  par  l'en- 
fant D.  et  son  tuteur  parmi  les  parents  du  défendeur  de  la  septième  génération, 
prêtent  le  serment,  le  prévenu  sera  acquitté;  s'ils  ne  jurent  pas,  il  sera  con- 
damné à  payer  le  prix  du  sang.  S'il  n'a  pas  de  quoi  payer  la  somme  indiquée, 
elle  est  à  prolever  sur  ses  parents  jusqu'à  la  septième  génération.  Indemnité 
pour  les  juges,  230  roubles.  «  (Signature.) 

Un  cas  d'assassinat  et  de  meurtrissures.  —  Les  Kirghiz  de  la  com- 
munauté Akhtugai  (suivent  les  noms  de  sept  personnes)  déclarèrent 
qu'en  avril  i883,  lorsqu'ils  étaient  occupés  aux  travaux  des  champs 
dans  leur  propriété  Djeugueldikol,  qu'ils  tenaient  de  leur  ancêtre, 
plusieurs  hommes  de  leur  communauté,  entre  autres  le  chef,  deux 
juges,  quatre  anciens,  arrivèrent  à  la  tête  d'une  bande  armée,  forte 
de  cent  cinquante  personnes,  et  leur  cherchèrent  querelle.  Il  s'ensuivit 
une  bagarre  pendant  laquelle  une  femme  du  nom  de  Bibi,  fille  de  G., 
et  femme  de  T.,  fut  tuée,  et  trente  trois  hommes  furent  grièvement 


78  LE    DROIT    COUTUMIER    DES    KIRGHIZ. 

blessés.  La  fctDmc,  en  expirant,  accoucha  d'un  fils,  lequel  mourut  le 
lendemain,  et  auquel,  selon  les  rites  de  Shari'et,  on  donna  le  nom  de 
Bay-Murat.  Au  nombre  des  hommes  blessés,  deux,  I.  et  B.,  eurent  les 
bras  estropiés.  Du  nombre  de  trente  trois  blessés,  les  assaillants  enle- 
vèrent dix  hommes  et  une  femme;  cette  dernière  âgée  de  ving-sept 
ans. 

Pendant  plusieurs  jours  de  suite,  ils  firent  violence  à  cette  femme, 
les  uns  après  les  autres,  entraînant  ainsi  la  rupture  de  son  ma- 
riage légal.  Toutes  les  personnes  susmentionnées  furent  dénommées 
dans  l'acte  dressé  par  l'administrateur  de  la  communauté,  ainsi  que 
par  la  réunion  des  juges,  qui  se  rendirent,  à  cet  effet,  sur  le  lieu  de 
l'accident  à  la  suite  d'ordre  supérieur.  On  avait  fait  mention,  dans  le 
même  acte,  de  la  femme  tuée  et  de  son  fils.  Dans  cet  acte,  sur  lequel 
les  plaignants  se  sont  appuyés,  il  est  constaté  qu'il  a  été  porté  à  la 
femme  quatre  blessures  graves  à  la  tête.  Sur  les  trente  trois  personnes 
inscrites  dans  le  protocole,  il  y  avait  neuf  femmes  et  vingt-quatre 
hommes,  dont  quelques-uns  n'étaient  pas  encore  guéris  à  cette  époque. 
En  suite  de  cet  accident,  quarante-cinq  familles  furent  empêchées  de 
reprendre  leurs  métiers  pendant  dix  mois,  et  elles  dépensèrent,  à  la 
recherche  de  la  justice,  2,700  roubles  (8,100  fr.  environ).  Les  deman- 
deurs réclamèrent,  des  instigateurs  de  la  bagarre,  la  restitution  de  leurs 
biens  volés,  et,  en  outre,  des  dommages-intérêts. 

Par  suite,  les  sept  inculpés  (suivent  les  noms)  furent  invités  et 
interrogés  en  présence  de  tout  le  peuple.  Trois  d'entre  eux  (les  noms) 
témoignèrent  comme  suit  :  Il  y  eut  en  effet  une  bagarre  dans  l'endroit 
susnommé,  mais  la  femme  Bibi,  que  les  demandeurs  disent  être  dé- 
cédée, vit  encore;  à  cette  époque  mourut  de  mort  naturelle  une  vieille 
femme  de  soixante  ans,  dont  les  demandeurs  ont  chargé  le  cadavre 
sur  un  chameau,  et  l'ont  transporté  sur  le  lieu  de  la  bagarre  pour  l'y 
enterrer.  Eux,  les  défendeurs,  n'ont  pas  violé  la  femme,  comme  le 
prétendent  leurs  adversaires;  ils  l'ont  transportée,  ainsi  que  les  dix 
hommes  blessés,  après  avoir  pansé  leurs  blessures  ,  et  les  ont  remis 
entre  les  mains  des  juges  qui  avaient  à  dresser  l'acte. 

Le  quatrième  des  inculpés  (le  chef  du  village)  témoigna  qu'il  était 
absent  lors  de  la  bagarre,  mais  qu'il  fut  invité  à  se  rendre  sur  le  lieu 
de  la  scène  en  question  par  l'homme  chargé  d'en  dresser  l'acte.  H  n'a 


UN    CAS    d'assassinat    ET    DE    MEURTRISSURES.  79 

VU  ni  la  femme  décédée  ni  son  enfant,  et  il  ne  sait  rien  de  la  violence 
faite  à  une  femme. 

Le  cinquième  des  prévenus  (le  juge  D.  )  témoigna  en  ces  mots  :  il 
se  rendit,  dit-il,  à  l'invitation  (d'un  représentant  de  l'autorité)  sur  le 
lieu  de  la  bagarre,  il  y  vit  les  blessés,  mais  pas  la  femme  décédée;  il 
n'y  rencontra  que  l'homme  qui  l'avait  invité  à  y  venir,  sans  savoir  ce 
qui  l'y  avait  amené;  les  juges  qui  ont  dressé  l'acte  accueillirent  de  K. 
(l'un  des  inculpés),  sous  quittance^  la  femme  (Tendjbick)  et  les  dix 
hommes  blessés;  il  n'a  pris  aucune  part  à  la  rixe. 

Le  sixième  prévenu  (le  juge  N.)  témoigna  qu'il  travaillait  aux  champs 
au  moment  où  la  nouvelle  d'une  querelle  lui  est  parvenue;  il  se  rendit 
sur  le  lieu  de  l'accident,  mais  arriva  après  la  fin  de  la  bagarre;  il  a 
bien  vu  dix  hommes  blessés  et  une  femme  également  blessée  sous  la 
charge  de  K.,  mais  il  ne  sait  rien  de  plus. 

Enfin,  le  dernier  prévenu  a  également  tout  nié.  D'après  celte  dépo- 
sition des  témoins,  nous,  les  juges  de  la  session,  nous  décidâmes  de 
nommer  desjureurs,  dans  ce  cas,  pour  savoir  la  vérité,  conformément 
à  l'usage  Kirghiz.  Le  droit  d'opter  entre  les  parties,  pour  savoir  de 
quel  côté  on  avait  à  prêter  le  serment  fut  laissé  à  Bolak-Assan  (clan). 
On  nomma  cinq  jureurs  consanguins,  dans  la  septième  génération 
d'une  des  parties  en  cause.  Les  serments  à  prêter  furent  distribués  de 
la  façon  suivante  :  deux  serments  à  prêter  pour  le  khiin  (le  prix  du 
sang)  de  la  femme  Bibi,  déclarée  morte,  lequel  est  évalué  à  quinze 
cents  roubles  (environ  4,500  fr.);  un  serment  unique  pour  le  sang  du 
garçon  nouveau-né,  nommé  Bay-Murat,  mort  le  lendemain,  lequel  est 
évalué  à  mille  roubles;  un  serment  unique  en  attestation  du  fait  pré- 
sumé, que  le  chef  du  village.  S,,  et  ses  compagnons,  après  s'être  mis 
à  la  tête  d'une  bande  de  cent  cinquante  hommes,  ont  occasionné 
l'échauffourée  et  violé,  pendant  plu.sieurs  jours,  la  femme  nommée 
Tendjbick,  ce  qui  implique  la  rupture  de  son  maringe.  Du  montant 
des  dommages-intérêts,  évalué  par  les  demandeurs  h  2,700  roubles, 
nous  avons  défalqué  700  roubles;  et  pour  les  2,000  qui  restent,  nous 
avons  fixé  un  millier  à  prélever  sans  serment,  et  un  millier  à  prendre 
sous  la  sauvegarde  d'un  serment  unique.  Si  la  partie  lésée,  au  moyen 
des  serments  imposés  à  cinq  jureurs  pris  dans  la  septième  généra- 
tion de  leurs  consanguins,  prouve  la  justice  de  leur  plainte,  les  sept 


80  LE   DROIT    COUTUMIER   DES   KIRGHIZ. 

personnes  susmentionnées  auront  à  payer  4,300  roubles.  Si  le  chef  du 
village  S.,  les  juges  et  un  ancien  sont  ainsi  reconnus  coupables  de 
réchauflfourée  amsi  que  de  la  violence  faite  à  la  femme  T.,  ils  feront 
l'objet,  en  tant  que  personnes  ayant  charge  publique,  d'un  rapport 
spécial  au  chef  du  district,  afin  qu'ils  soient  punis.  Il  faudra  aussi 
prouver  que  les  cent  cinquante  hommes  inculpés  avaient  pris  réelle- 
ment part  à  la  bagarre.  S'il  en  est  ainsi,  chacun  d'eux  aura  à  payer, 
en  faveur  du  fisc,  une  amende  de  3  roubles,  soit  450  roubles  en 
tout;  cette  somme  sera  employée  pour  les  besoins  des  pauvres 
mussafires  (étrangers),  afin  qu'ils  adressent  au  Tout-Puissant  la 
prière  de  donner  une  longue  vie  à  Sa  Majesté  impériale,  notre 
czar  blanc.  Quant  aux  deux  personnes  qui  ont  été  blessées  au  bras, 
les  -défendeurs  sont  chargés  d'en  avoir  soin  depuis  l'an  1884  jus- 
qu'à 1885,  afin  de  pouvoir  constater,  durant  ce  délai,  les  suites  de 
leurs  blessures;  si  pendant  ce  délai  ils  ne  sont  pas  guéris,  on  les  fera 
examiner  par  le  médecin  du  district;  il  en  sera  fait  rapport  à  l'auto- 
rité supérieure.  Du  nombre  des  personnes  mentionnées  dans  !e  pro- 
tocole dressé  par  le  tribunal ,  à  savoir  neuf  femmes  et  vingt-quatre 
hommes,  les  femmes  sont  acquittées,  et  les  hommes  auront  à  payer 
chacun  10  roubles,  en  tout  240  roubles.  Cette  somme  est  à  ajouter  à 
celle  de  450  roubles  en  faveur  du  fisc,  pour  être  employée  aux  besoins 
susindiqués. 

Si,  par  contre,  les  serments  sont  prêtés  par  la  partie  des  défendeurs, 
Sirgly-Bay  et  ses  cent  cinquante  compagnons  seront  acquittés,  et  on 
déboutera  le  clan  de  la  tribu  Bolak-Assan  de  sa  demande  du  khim  et 
du  reste,  sauf  les  1,000  roubles  de  dépense  adjugés  sans  serment, 
dont  un  dixième  revient  aux  juges;  240  roubles  d'amende  seront  à 
prélever  sur  le  clan  Bolak-Assan.  Si  la  partie  des  défendeurs  n'ac- 
cepte pas  les  serments,  toute  la  somme  susindiquée  (4,500  roubles) 
sera  exigée  des  sept  inculpés  principaux;  s'ils  n'ont  pas  assez  de  for- 
tune pour  payer  la  somme  exigée,  elle  sera  perçue  aux  frais  de  leurs 
parents  jusqu'à  la  cinquième  génération;  s'il  ne  se  trouve  pas  chez 
tous  ces  parents  de  fortune  suffisante  pour  acquitter  la  somme  exigée, 
elle  sera  perçue  aux  frais  des  membres  du  campement  (aoûl)  dont  ils 
sont  les  anciens.  Chacun  des  cinq  jureurs  désignés  devra  prêter  son  ser- 
ment d'une  manière  parfaitement  claire  concernant  l'objet  sur  lequel 


l'exécution  de  la  sentence.  81 

porte  son  serment,  qu'il  s'agisse  du  khun,  ou  de  la  violence  faite  à- la 
femme,  et  ainsi  de  suite.  Chaque  jureur  doit  savoir  exactement  sur 
quel  point  de  cette  cause  il  prête  son  serment;  et  si  l'un  d'eux  se 
refuse  de  prêter  le  serment  qui  lui  est  déféré,  on  aura  à  payer  la 
somme  afférente  à  son  serment.  Le  délai  pour  la  désignation  des 
jureurs  et  la  prestation  des  serments  est  fixé  à  trois  jours.  Si  Tune 
des  parties  présente  ses  jureurs  dans  le  délai  indiqué,  landis  que 
l'autre  partie  ne  le  fait  pas,  il  y  aura  lieu  de  rendre  un  arrêt  définitif 
selon  la  loi.  Si  l'on  apprenait,  par  la  suite,  l'existence  de  la  femme 
appelée  Bibi,  le  clan  Bolak-Assan  aurait  à  restituer  l'argent  payé  pour 
le  prix  de  son  sang,  ainsi  que  pour  celui  de  son  fils  nouveau-né,  et  il 
aurait  aussi  à  répondre  du  parjure  devant  l'autorité  publique.  Cet 
arrêt,  après  son  inscription  dans  les  livres  et  l'apposition  des  sceaux, 
est  à  remettre  entre  les  mains  du  chef  du  district.  La  partie  qui  perd 
aura  à  payer  450  roubles  au  profit  des  juges. 

L'exécution  de  lasentmce.  —  L'exécution  de  l'arrêt  judiciaire  s'ac- 
complissait autrefois  par  le  ministère  d'huissiers  (djiguites)(i),  les  mêmes 
qui  sont  chargés  d'amener  le  coupable,  ou  bien  par  des  particuliers 
volontaires  qui  recevaient,  pour  ce  service,  une  récompense  du  vain- 
queur dans  le  procès,  c'est-à-dire  celui  qui  bénéficiait  de  l'arrêt.  Vu 
les  graves  difficultés  et  les  lenteurs  qui  furent  les  conséquences  de 
cette  manière  de  procéder  pour  l'exécution  des  arrêts,  le  gouverne- 
ment russe  y  a  fait  intervenir  l'administration  locale,  et  ce  sont  les 
chefs  électifs  des  campements  ou  aoùls,  qui  sont  appelés  maintenant 
à  s'occuper  de  cette  besogne.  D'après  le  nouveau  régime,  l'arrêt  du 
juge  a  plus  de  chance  d'être  exécuté,  pourvu  que  le  défendeur  ne 
parvienne,  moyennant  un  bakchich,  à  s'assurer  les  bonnes  grâces  du 
chef  de  son  campement,  dans  leqael  cas  la  tâche  du  vainqueur  dans 
le  procès  ne  devient  pas  plus  facile. 

Ce  sont,  en  général,  les  parents  et  les  proches  du  condamné  à  la 
composition  qui  répondent  avec  leur  bien,  dans  le  cas  où  ce  dernier 
serait  insolvable.  S'il  ne  se  trouve  personne  pour  acquitter  la  compo- 
sition imposée ,  l'accusé  doit  payer  en  donnant  sa  fille ,  ou  plutôt  le 

(1)  Littéralement  cavaliers  intrépides. 


32  LE    DROIT    COUTUMIER    DES    KIRGHIZ. 

kalym  qu'il  est  sûr  d'obtenir  en  la  donnant  en  mariage,  et  s'il  n'a  pas 
celte  ressource,  il  peut  être  livré  en  servitude. 

Dans  le  cas  d'un  étranger  qui  serait  insolvable,  la  composition  est 
ini posée  à  ses  compagnons  de  route,  à  ses  associés  et  à  ses  proches. 

Les  changements  récents  survenus  dans  le  droit  coutumier  pénal.  — 
L'organisation  judiciaire,  telle  quo  nous  venons  de  l'esquisser,  n'a  pas 
joui  chez  les  Kirghiz,  paraît- il,  d'une  grande  popularité.  Les  Kirghiz 
appliquent  volontiers  à  l'égard  de  leurs  juges  l'adage  :  «  Si  on  frappe  le 
hibou  avec  une  pierre  il  sera  tué,  si  on  frappe  une  pierre  avec  le  hibou  il  sera  tué 
également,  »  ce  qui  équivaut  probablement  à  un  ancien  proverbe  russe 
juslifiaut  aussi  l'état  de  délaissement  dans  lequel  se  trouve  un  pauvre 
hère  appelé  à  se  débrouiller  avec  la  justice  :  «  Si  tu  te  tournes  trop,  on  te 
bat,  si  tu  ne  te  tournes  pas  assez,  on  te  bat  également.  »  Aussi  Ic  gouverne- 
ment russe  a-t-il  cherché  à  améliorer  l'administration  de  la  justice 
chez  les  Kirghiz,  tout  en  respectant  le  droit  coutumier.  D'après  la  loi 
de  1886,  plusieurs  crimes  et  délits  qui  intéressent  l'Etat  sont  exclus 
de  la  juridiction  des  tribunaux  populaires,  et  sont  jugés  par  les  tribu- 
naux russes,  lesquels  sont  également  compétents  pour  les  litiges  civils 
qui  intéressent  les  personnes  appartenant  aux  diverses  communautés. 
On  a  également  restreint  la  juridiction  des  juges  populaires  au  sujet 
de  la  sévérité  des  peines  h  infliger.  Les  chûlitnents  les  plus  élevés  qu'un 
tribunal  kirghiz  puisse  infliger  sont  désormais  :  la  détention  jusqu'à 
dix-huit  mois,  et  la  composition  de  la  valeur  totale  de  trois  cents  rou- 
bles. Les  juges  sont  élus  pour  trois  ans,  et  confirmés  dans  leurs  fonc- 
tions par  le  gouvernement.  Le  corps  électoral ,  dans  chacun  des  dis- 
tricts administratifs,  est  composé  des  députés  élus  chacun  par  le 
suffrage  universel  d'un  groupe  de  cinquante  familles  habitant  chacune 
une  tente.  Les  trois  instances  judiciaires ,  telles  que  nous  les  avons 
indiquées,  sont  maintenues. 

Les  Kirghiz,  longtemps  isolés  du  monde  civilisé,  sont  ainsi  poussés 
à  entrer  dans  la  voie  de  transformations  qui  ne  saurait  manquer  d'avoir 
une  influence  décisive  sur  leur  destinée  future.  Pour  être  lente,  l'action 
de  la  civilisation  russe  n'en  est  pas  moins  sûre  et  puissante.  De  tout 
temps,  les  nomades  se  sont  vus  graduellement  forcés,  d'abord  de 
restreindre  le  champ  de  leurs  pérégrinations  ,  et  aussi  de  se  fixer 
eu  demeure.  Les  bergers  qui  n'ont  jamais  connu  d'autres  richesses 


CHANGEMENTS  SURVENUS  DANS  LE  DROIT  COUTUEIER  PÉNAL.    83 

que  celles  de  leurs  troupeaux,  commencent  à  reconnaître  l'avantage 
et  la  nécessité  de  cultiver  le  sol.  Il  surgit  d'autres  industries  qui  ne 
sont  pas  compatibles  avec  le  maintien  des  anciennes  coutumes;  le 
temps  n'est  pas  loin  peut-être  où  l'on  en  parlera  comme  d'une  chose 
du  passé. 

Il  se  produit  une  réaction  dans  un  sens  opposé.  Troublés  dans  leurs 
habitudes,  les  vieillards,  les  juges,  les  gens  influents  redoublent  de 
zèle  pour  défendre  leur  patrimoine  et  maintenir  intactes  les  anciennes 
coutumes.  On  a  recours  aux  sentiments  d'intolérance  et  de  fanatisme; 
une  lutte  s'engage,  mais  l'on  ne  peut  guère  douter  que  l'issue  ne  finisse 
par  être  défavorable  aux  anciennes  coutumes.  Nous  croyons  déjà 
entendre  les  premiers  craquements  d'un  édifice  social  qui  s'écroule. 
Beaucoup  de  Kirghiz  leconnaissent  que  l'état  pastoral  dans  lequel 
leur  nation  a  vécu  jusqu'à  présent  ne  peut  plus  durer;  ils  s'apprêtent 
à  se  fixer  pour  cultiver  le  sol.  Puissent  les  hommes  d'Etat  auxquels 
les  destinées  de  la  nation  kirg.hiz  sont  confiées,  ia  ménager  dans  cette 
grande  crise,  autant  du  moins  que  le  permettront  les  intérêts  de  l'or- 
dre supérieur,  qui  regarde  le  grand  empire  que  les  Russes  ont  fondé. 
L'attention  que  le  gouvernement  impérial  apporte  à  l'étude  du  droit 
coutumier  de  cette  nation  enfantine,  ainsi  que  l'esprit  de  tolérance 
qui  a  toujours  animé  les  Russes  dans  leurs  rapports  avec  les  Asiati- 
ques sont,  du  reste,  de  sûrs  garants  qu'il  en  sera  ainsi. 


APPENDICE 

(Voir  page  12). 


QUELQUES-UNS    DES    TERMES  DE  PARENTÉ   DE  KIRGHIZ,   AVEC   L  INDICATION 
DES    DIVERSES    PERSONNES    QU'UN    MÊME    MOT    DÉSIGNE. 

Akc  (ata)  =  Mon  père,  le  frère  aîné  de   mon   père,  le  pci'o  de  mon  m.iii , 

le  j)ère  de  ma  femme. 
Scliesche  (apa)  =  Ma  mère,  ma  sœur  aînée,  la  sœur  de  mon  père 
Aga  (akê)  =  Mon  frère  aîné,  le  frère  cadet  de  mon  père. 
Néméré  (djienne)  =  Le  fils  de  mon  fière  aîné  ou  cadet,  le  fils  de  ma  sœur 

aînée  ou  cadette,  le  fils  de  mou  fils,  le  fils  de  ma  fille,  le  fils  du  frère  de 

mon  père,  le  fils  de  la  sœur  de  mon  père,  le  fils  du  frère  de  ma  femme. 
Nagaschi  =  Le  fils  du  fils  aîné  ou  cadet  de  ma  mère,  le  père  de  ma  mère, 

le  frère  aîné  de  ma  mère,  ainsi  que  son  frère  cadet. 
Éné  =  La  mère  de  ma  femme,  la  femme  du  frère  de  mon  beau-père. 
Kaïiie  —  Le  frère  cadet  de  mon   mari,  un   parent  cadet  du  père  de  mon 

mari,  le  fils  du  frère  de  mon  beau-père. 


INDEX  ALPHABÉTIQUE 


Abadzokh,  xxxii. 

Abbas,  9. 

Adyghe,  xv. 

Aethiopien,  m. 

Afrique,  vn,  xiii,  xxiii,  xxx,  xxxv,  1"2. 

Aïgack,  51. 

Akmolinsk,  2. 

Ak-sujek,  9. 

Ak-sakal,  11,  20. 

Akymar,  22. 

Alash,  7. 

Alash-khan,  7. 

Alataù,  1,  26. 

Albanais,  x,  xii,  xxv,  xxxvi,  xxxvni. 

Alexandre,  1. 

Alexandrowsk,  26. 

Ali-khaïdor,  41. 

Allemagne,  xx,  xxvii,  xxxix. 

Allemanes,  xxvii. 

Alma-goel,  19. 

Altaï,  XXXVI. 

Alysady.  12. 

Alyspaïdy,  12. 

Amanate,  7,  31,  37. 

Amérique, m,  XIII, XX,  XXXIV,  xxxv,  12, 


Amérique  du  Nord,  xxvii,  xLii. 

Amou-daria,  1,  7. 

Amour,  xvi. 

Angleterre,  xxvii. 

Anglo-saxon,  xxvii. 

Aoùl,  47,  72,  80,  81. 

Arabes,  xx,  xxiv,  xxvn,  xxxii,  6. 

Aral,  74. 

Araucanicns,  xxvii. 

Arghyns,  10. 

Arifdasse,  xxxix. 

Arméniens,  xviii. 

Arowaks,  17» 

Arrhes,  28. 

Ascar,  39. 

Ashantis,  17. 

Asie,  XX,  xxxv,  xxxvr,  2. 

Asie  centrale,  xiii. 

Atamyr,  xii, 

At-togus,  66. 

Attonc,  XXI,  65. 

Auser,  m. 

Australie,  xiir,  xxvi,  12. 

Australiens,  m, 

Azraïl,  42. 


B 


Babylone,  xvii. 
Backofen,  m,  vu. 
Bactriane,  34. 
Bakchich,  81. 
Bai.  19,  72. 
Balalaïka,  40, 


Balkach,  7. 
Baraula,  57,  60. 
Barca,  17. 
Basques,  xxxviii. 
Bassoutos,  xxiii,  17. 
Baychura,  7. 


88 


INDEX   ALPHABÉTIQUE. 


Bay-Murat,  78,  79. 
Bazes,  17. 
Béarn,  39. 
Bell,  XIX,  XXXIX. 
Berge,  xxv. 
Bet-aïgack,  51. 
Betchuanas,  xvii. 
Bibi,  77,  78,  81. 
Bible,  xxxvi. 
Bihé,  m. 
Bisti,  28. 
Biy,  40,  47. 

Blyligue,  35,  43,  47,  71. 
Bogisic,  V,  VII. 


Bokhares,  28. 
Bolak-Assan,  79,  80,  81. 
Bon  (le),  XVII. 
Bornéo,  xxxvii. 
Bosniaques,  xxxvi. 
Bota,  28, 
Bousa,  32. 
Boukoyïof,  8. 
Bratstvo,  xii. 
Bulgares,  x. 
Burckhardt,  xxvil. 
Burgonde,  xxxi. 
Bùriatcs,  xvi,  6. 


Cafres,  17. 

Cameron,  vu. 

Caraïbes,  xx. 

Caravan-baschi,  29. 

Casali,  vu. 

Caucase,  vi,  xv ,  xxiv,  xxvii,  xxxiii, 

XXXV,  12,  55. 
Chak,  6. 
Chapsough,  xi,  xviii ,  xxiv,  xxviii , 

xxxii. 
Gharlemagne,  xxvii. 
Cherokces,  xxxiv. 
Chiekosos,  xxxiv. 
Chine,  VI,  2. 
Chinois,  XLV,  1,  12. 


Chudaï-kunak,  31. 
Circassiennes,  xxxix. 
Clan,  8. 
Coleno,  10. 
Confucius,  VI. 
Coran,  xxv. 
Corse,  XX,  xxv. 
Cosaque,  1,  GO. 
Coulanges,  xxiv. 
Couvade,  xx. 
Creeks,  xxxiv. 
Crequiniére,  xxxvi. 
Crows,  xxxiv. 
Cussorgie,  xxxviii. 
Czar,  24,  80. 


D 


Dajaks,  xxxvn. 

Dareste,  vu. 

Deb,  XXVIII. 

Débonnaire  (Louis),  xxvii. 

Delawares,  xxxiv. 

Delbruck,  x. 

Deldel,  28. 

Dême,  11,  27. 

Deukas,  xxiii. 

Deutéronom,  xx,  xxi. 

Diyet,  xxviii. 

Djagataï,  i. 

Djailaù,  25. 


Djane,  52. 
Djanchura,  7. 
Djandarac,  19. 
Djengueldikol,  77. 
Djibeck,  19. 
Djiguites,  48,  49,  81. 
Dikokammeny,  8. 
Doly,  7. 

Douze  Tables,  xix,  xxiv. 
Druses,  xx. 
Dunan,  28. 
Duveyrier,  vu. 


INDKX    ALPHABÉTIQUE. 


89 


E 


Ebère-tuarcùo,  55. 

Ecossais,  xii. 

Egypte,  III,  VI,  XIV,  39. 

Ejulation,  39. 

Ekeassiy,  28. 

Elisée  Reclus,  x,  xvi,  xxv,  1. 


Ellu,  14. 
Entchi,  XXII. 
Espagne,  xxxviii. 
Esquimaux,  12, 
Europe,  2. 
Euzbegs,  7. 


Ferghana,  4. 
Fidjiens,  12. 
Foutchùsh-bay,  72, 
Franc,  xxxi. 


France,  1,  39. 

Frisons,  xxvii. 

Fuka-bay,  72. 

Fustel  de  Coulanges,  xxiv,  xxxi. 


G 


Galibis,  xx. 
Galtchos,  XXXV, 
Garants,  28. 
Gascogne,  39. 
Genèse,  xvii,  xxxvii. 
Geok-tepe,  3. 
Géorgien,  xviii,  xx.xii. 
Géorgie,  vi,  xxviii. 
Germains,  xxiil,  xxxi,  45. 
Ghotram,  xii. 


Giliaks,  xvi. 

Giraud-Teulon,  xiv,  xxi,  xxxiv,  xxxix. 

Goel,  19. 

Grebenkin,  2. 

Grèce,  39. 

Grecs,  xii,  xix,  45. 

Grey  (George),  xxvi. 

Grodekoff,  3,  44. 

Guyarate,  40. 

Gynaïcocratie,  m. 


H 


Hartmann,  xvii,  xxiii. 
Hawaïens,  ix, 
Ila-za-khi,  i. 
Hébreux,  45. 


Hérodote,  m,  xvii. 
Hindous,  xix,  xx,  xxxv,  12. 
Homère,  45. 


Ibéricns,  xx. 
Igneutchi,  XLV. 
lilyriens,  xxxvil. 
Indes,  m,  xiv,  xxxiv,  12. 
Indiens,  xiii,  xxvii. 
Intch,  31. 


Irlande,  xii. 
Islam,  40. 

Islandais,  xxxvii,  XL. 
Israël,  xvii,  xxi,  XXIII. 
Israélites,  xxvi. 


90 


INDEX    ALPHABÉTIQUE. 


K 


Kabardes,  45. 

Kabylie,  XXIV. 

Kalmouks  (Kalmuk),  xv,  xxxvi,  XLili, 

4,  41. 
Kalumbay,  76. 
Kalym,  xv,  xxii,  xxix 

9,  13,  18,  20,  23,  59. 
Kamtchadales,  xxxvi. 
Kamtchatka,  xxxvi. 
Kane,  xxvii. 
Kara-chura,  7. 
Kara-kirghiz,  xxx,  2,  25, 
Kara-koul,  72. 
Karamale,  13. 
Kara-sujek,  9, 
Kas,  i, 

Kasalinsk,  74. 
Kasak,  1,  12. 
Katpa,  19. 
Kefil,  51. 

Kesos,  XXVI,  XXIX. 
Khalate,  40. 
Khalife,  41. 
Khalif-Abbas,  9. 
Khan,  9,  40. 
Kharasine,  xvi. 
Kharusine,  xxxvl,  xxxviii,  2. 
Khasak,  I. 
Kheradje,  27. 
Khevsoures,  xviii. 


Khiva,  3. 

Khodji,  9. 

Khorochkin,  2. 

Khun,  10,  13,  18,  31,  33,   45,  61,  66, 

76. 
Kibitka,  11,  59. 
Kiimdy,  9. 
Kilé,  XVI. 
Kishlag,  25. 
Kolchy,  53. 
Kostenko,  2. 
Koumulak,  26. 
Koutchouk,  19. 
Kovalensky,  vil. 
Krassowsky,  2. 
Kschi-use,  7. 
Kuën-lune,  i. 
Kukurtly,  74. 
Kulak-sujuntchi,  36. 
Kuldja,  1. 
Kumys,  42. 
Kunak,  xxxv. 
Kimakuss,  32. 
Kurabaschi,  26. 
Kurdes,  6. 
Kuvang,  74. 
Kyptchak,  10. 
Kyrk-ghys,  2,  8. 
Kyz,  19. 
Kyz-alysady,  12. 


Labau,  xxxvii. 

Lafitau,  XX,  xlii. 

Laponie,  xxvi. 

Lapons,  xvt,  xxxvii,  xxxvlii. 

Lea,  XVII. 

Le  Bon,  xvii. 

Lesghines,  xi,  xxxv. 

Levchin,  2. 

Levingstone,  vu. 

Lévir,  xxi. 


Lévirat,  xx. 
Lévitique,  xxvi,  45. 
Limboos,  m. 
Longues-Maisons,  xxxiv. 
Lot,  xxxvi. 

Louis  (le  Débonnaire),  xxvil. 
Lubbock,  VII,  XIV. 
Lullier,  xi,  xv,  xxvlii. 
Lybie,  39. 


INDEX    ALPHABÉTIQUE. 


91 


M 


Mac-Lennan,  vii,  xxi. 
Magars,  xii. 
Magyar,  iv. 
Maine  (Sumner),  vu. 
Malabar,  m,  xiii. 
Malais,  xx. 
Manou,  vi,  xix. 
Mark  (Bell),  xix. 
Maspero,  vu. 
Massagètes,  m. 
Mazdéenne,  34. 
Mecque,  40. 
Mehr,  xviii. 
Men-enker,  xxxii. 
Meyer,  2. 
Middendorf,  4,  5. 
Minnitaries,  xxxiv. 


Missouris,  xxxiv. 
Mohicans,  xxxiv. 
Moïse,  XX. 
Mongolie,  xxxix. 
Mongols,  XII,  XX,  1,  2. 
Monténégrins,  xxv. 
Monténégro,  v,  ix,  xii. 
Montesquieu,  xxx,  xLvi. 
Morgan,  vii,  ix,  xxxiv. 
Morgengabe,  xviii. 
Moscou,  xxxvî. 
Mosynoicen,  m. 
Mùnzinger,  vu. 
Mussafires,  80. 
Musulman,  xxxn. 
Mutterrecht,  x. 


N 


Nagse,  50. 
Naïmans,  10. 
Naïrs,  III,  xiii. 
Narrougosetts,  xxxiv. 


Natukhaje,  xi,  xvlil,  xxviii. 
Népaul,  XII. 
Nombres,  xxiii. 


0 


Océanie,  xxxv. 
Omar,  41. 
Omertà,  xxv. 
Ordos,  xxxix. 
Orenbourg,  2,  8. 
Orient,  xlii. 
Orous-baï,  19. 
Orta-use,  7. 


Oruntaï,  9,  14. 
Osman,  41. 

Osses,  XV,  XXI,  xxvi,  6. 
Ostiaks,  XI,  xx. 
Ouïgour,  1. 
Oulù-use,  7. 
Oural,  8,  41. 
Ouzbegs,  7. 


Padichah,  40. 
Palestine,  xii. 
Pamir,  xxxv. 
Paris,  3. 


Pchaves,  xvni. 

Peaux-Rouges,  m,  xxxiv,  12,  17, 
Peguots,  xxxiv. 
Perovsk,  55. 


92 

Perse,  vi,  xxxiv. 

Pétersbourg,  10, 
Phéatric,  xxi. 
Phis,  XII. 
Picardie,  39. 


INDEX    ALPHABÉTIQUE. 


Pista-goil,  19. 
Plcmic,  XII. 
Polynésiens,  10. 
Portalis,  xlvi, 
Potanine,  xxxix. 


R 


Rachcl,  xvn. 

Reclus  (Elisée),  x,  xvi,  xx,  xxv,  2,  4. 

Regnard,  xvi. 

Rcynard,  xxxvi. 

Ripuaire,  xxvii,  xxxi. 


Rod,  10. 

Roguin,  3. 

Romain,  xn,  xix,  xxvu,  xxxi 

Russes,  xxxvii,  1. 

Russie,  xxxiv,  8,  45. 


Sag,  i. 

Sakals,  11. 

Salamec,  xxxv,  32. 

Salavate,  xxxn,  50,  55,  70. 

Saligne,  xxvi,  xxxi. 

Samoyèdcs,  xi,  xii. 

Sangue,  6. 

Saoùga,  35. 

Sardaigne,  xxxvi,  xxxvin. 

Sardes,  xxxvi. 

Sarkefiles,  51. 

Sartc.  23,  24,  27. 

Sary-kyz,  19. 

Satal,  35. 

Scandinavie,  xxvi. 

Scheri'et,  xv,  xxvi,  xxvm,  xxxn,  78. 

Schmidt,  7. 

Scythie,  xxxvra. 

Seïde,  9. 

Sémiretchinsk,  2,  26. 

Sémipalatinsk,  2. 

Sept,  xn. 

Serbes,  x,  xxxvi,  xxxvm. 

Sibérie,  xi,  6,  12. 


Sicile,  xxv. 

Siir-togus,  66. 

Sirgly-bay,  80. 

Skobeleflf,  3. 

Skha.  XVI,  xxvm. 

Slaves,  xu,  xm,  xxxvn,  39. 

Solomone,  xvn. 

Sonde,  xiv. 

Soury  (Jules),  vn. 

Spencer,  i,  ix,  5,  6. 

Starko,  vn. 

Strabo,  ni. 

Stoïciens,  34. 

Suède,  45. 

Sûïak-tchi,  42. 

Suisse,  xxxix. 

Sujuntchi,  31,  35,  36,  50,  53. 

Sumatra,  m,  xx. 

Sumner-Maine,  vn 

Suphi,  17. 

Svanes,  xxxv. 

Syr-daria.  2.  7,  26,  28,  68,  72. 

Syrie,  xx. 

Syrt-aïgack,  51. 


Tailak,  28. 
Talion  (loi  de),  xxiv. 
Taïrko-shesse,  xxxm. 
Tamga,  xi,  10,  18,  75,  77. 


Tarails,  ni,  12.  ' 
Tamyr,  xxxvn,  33,  35. 
Tamyrmyk,  xxxvn,  33. 
Tankefil,  51,  52. 


INDEX    ALPHABÉTIQUE. 


93 


Tartares,  xxxv. 
Tartaric,  xxvm. 
Tchemkent,  19. 
Tcherkcsscs,  xi,  xv,  xvm,  xx,  xxiv . 

xxvm,  xxxm,  44. 
Tchetch("!nes,  xxv,  xxxv. 
Tchigatai,  2. 
Tchinghis,  9. 
Teck,  74. 

Telcngout,  xxxvi. 
Tclugus,  \i. 
Tendjbick,  79. 
Terkcn,  65,  66. 
Thang,  2. 

Thian-chan,  1,  2,  7. 
Thrcny,  39. 
Thun,  xit. 
Tibaréniens,  xx. 
Tillo,  2. 
Tlcùsh,  XXIX. 
Tlovùas,  xxv  in 


Tochta,  19. 

Togûs,  65,  66. 

Tornaû,  xxxii. 

Totem,  xLiv. 

Toursoun,  19. 

Toymal,  14. 

Transilicn,  1. 

Trogloditc,  m. 

Tuarcùo,  55. 

Tua-togus,  66. 

Tûngouscs,  6. 

Turc.  4. 

Turco-mongolc,  1. 

Turghaï,  2. 

Turia,  9. 

Turkmènes,  xvi,  xxvm,  xxxv. 

Turkostan,  3,  7,  34. 

Turquie,  xxxiv. 

Tylor,  VII. 

Tziganes,  7. 


u 


Uruck,  19. 
Ury,  44. 


Usbcgs,  2,  7. 


Vakils,  50. 
Vendetta,  xxv,  xxvi. 
Venukoff,  3. 
Vico,  xLvi. 
Vigoules,  XI. 


Volga,  41. 
Volosf,  48. 

Vouanya-moùezi,  xxivm. 
Vyschnegorsky.  44, 


w 


Wakambas,  xxm. 
Wanikas,  xxm. 
Wergeld,  45. 


Wolfenbuttel,  xxvn. 
Wyandots,  xxxiv. 


Xénophon,  m. 


X 


Zaratoucbtra,  34. 
Zend-avesta,  vi. 


Zenobius,  m. 
Zoroastres,  34. 


TABLE  DKS  MATIERES 


INTRODUCTION. 

Lois  de  l'évolution.  —  Phases  de  l'évolution.  --  Les  traits  caractéristiques 
du  régime  patriarcal.  —  Solidarité  des  groupes  consanguins.  —  Le 
temps  antérieur  à  la  formation  de  la  famille  agnatique.  —  Relâchement 
des  liens  de  famille.  —  Exemples  de  la  puissance  paternelle.  —  Divi- 
sions en  clans  et  en  tribus.  —  Position  de  la  femme.  —  Alternatives 
dans  cotte  position  au  temps  qui  précède  le  patriarcat.  —  Exogamie  , 
mariage-achat.  —  La  femme  sous  le  régime  patriarcal.  —  Lo  don  matu- 
tinal.  —  Levirat,  adoption.  —  Succession,  absence  du  testament.  — 
Confusion  du  droit  pénal  et  du  droit  privé.  —  Loi  du  talion.  —  Prix  du 
sang.  —  Composition. —  Serment,  les  jurcurs.  —  Hospitalité.  —  Con- 
frérie, usage  de  présents. —  Culte  des  morts.  —  Lois  agraires.  —  Avenir 
des  Kirghiz l 

CHAPITRE  PREMIER. 

Aperçu  général  :  l'étymologie,  l'origine  ethnique,  la  distribution,  les  der- 
niers travaux  sur  les  Kirghiz,  l'œuvre  du  général  Grodekofî,  la  physio- 
nomie physique  et  morale  du  Kirghiz,  le  caractère  de  la  société,  le  plan 
à  suivre,  la  tradition  sur  l'origine 1 

CHAPITRE  IL 

Distinctions  sociales,  la  tribu  et  le  clan,  la  famille,  le  mariage-achat,  prix 
de  la  fiancée  (kalym) ,  visite  chez  la  fiancée  (oruntaï) 9 

CHAPITRE  III. 

La  position  des  femmes,  la  filiation  et  l'adoption,  la  succession  et  l'éman- 
cipation ,  les  seconds  mariages,  le  divorce 17 

CHAPITRE  IV. 

La  propriété  et  l'usufruit.  —  Les  pérégrinations.  —  De  l'usage  de  l'eati.  — 
Le  commerce;  le  prêt.  —  Le  transport  des  marchandises.  —  Le  patron 
et  l'ouvrier 24 

CHAPITRE  V. 

L'hospitalité.  —  La  fraternisation.  —  La  communauté  des  biens.  —  Les  ca- 
deaux. —  Le  sujiintchi.  —  Charité  publique.  —  L'amana/c.  —  Les  fu- 
nérailles ,  les  lamentations  et  les  offices  de  raorts 31 


96  TABLE    DES    MATIÈRES. 

CHAPITRE  VI. 

Notions  préliminaires  et  observations  générales  sur  le  droit  pénal  des  Kir- 
ghiz.  —  Organisation  judiciaire.  —  Biylyk.  —  Mode  de  procéder.  —  Ci- 
talion  du  prévenu 43 

CHAPITRE  VII. 

Acquéreurs  des  plaintes  (vakiis).  —  Parleurs.  —  Témoins.  —  Délateurs.  — 
Garants.  —  Serinent  et  le  mode  de  sa  prostation.  —  Ordalies.  —  Le  sa- 
lavate 50 

CHAPITRE  VIII. 

Actions  préjudiciables  punies  et  impunies.  —  Vol.  —  Brigandage.  —  Rapt 
et  viol.  —  Meurtre  et  mutilation.  —  Escroquerie.  —  Dommages  causés 
aux  biens  d'autrui.  —  Sortilège.  —  Calomnie „   .     57 

CHAPITRE  IX. 

Les  peines.  —  Différentes  espèces  de  composition.  —  Khun.  —  Domma- 
ges-intérêts. —  Peines  corporelles.  —  Circonstances  aggravantes  et  atté- 
nuantes. —  Prescription 65 

CHAPITRE  X. 

Arrêts  des  tribunaux  kirghiz  :  trois  cas  de  vol,  un  cas  de  brigandage, 
deux  cas  de  meurtre,  un  cas  d'assassinat  et  de  meurtrissures,  l'exécu- 
tion de  la  sentence,  changements  récents  dans  le  droit  coutumier  pénal.     72 

Appendice 85 

Index  alphabétique 87 


TOULOUSE.    —    IMP.    A.    CHAUVIN    ET   FILS,    RUE  DES  SALENQUES  ,   28. 


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Dingelstedt,  Victor 

Le  régime  patriarcal  et 
le  droit  coutumier  des 
Kirghiz  d'après 


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